Dans les conclusions rendues le 18 octobre 2012 dans l’affaire C-425/11, l’avocat général Niilo Jääskinen retient expressément une interprétation restrictive (pt. 51) de l’accord sur la libre circulation des personnes (ALCP) conclu entre la Suisse, la Communauté européenne et ses Etats membres.
Dans le litige en cause au principal, les époux Ettwein, ressortissants allemands exercent chacun une activité professionnelle indépendante et obtiennent la totalité de leurs revenus en Allemagne. Après avoir transféré leur résidence personnelle en Suisse en 2007, ils se sont vu refuser un avantage fiscal dont ils bénéficiaient jusqu’alors, au motif que le régime favorable du « splitting »[1], accordé en raison de la situation personnelle et familiale des époux, ne devait pas être appliqué dès lors que leur résidence ne se trouvait ni sur le territoire de l’un des États membres de l’Union ni sur celui d’un État partie à l’accord sur l’Espace économique européen (EEE). Au cours du contentieux devant les juridictions nationales, la procédure de coopération juridictionnelle a été mise en œuvre afin de savoir si l’ALCP interdit ou permet à un État partie de refuser l’octroi d’un avantage fiscal à ses propres ressortissants travailleurs indépendants non‑résidents.
L’avocat général commence par rappeler la nature de l’ALCP, traité international qui doit être interprété « suivant le sens ordinaire à attribuer à ses termes dans leur contexte et à la lumière de son objet et de son but » (pt. 30) et insiste sur les différences entre cet accord sectoriel et une participation au marché intérieur qu’offre l’adhésion à l’Union ou à l’EEE, pour fonder une différence d’interprétation entre les dispositions du marché intérieur et des dispositions semblables contenues dans les accords tel que l’ALCP (voir en ce sens les arrêts Polydor et, à propos de l’ALCP, l’arrêt Grimme). Il relève ainsi que l’ALCP a été signé en 1999 à la suite du rejet par la Suisse de l’accord EEE, refus qui « exprime l’exclusion du projet d’un ensemble économique intégré doté d’un marché unique » (pt. 36) ; la liberté de circulation prévue par l’ALCP « diffère de l’esprit et de la finalité des libertés de circulation prévues par les traités dans le cadre du marché intérieur » (pt. 35). L’ALCP ne met ainsi pas en place une liberté de circulation identique à celle garantie dans l’Union.
A la lumière de cette conception restrictive de l’ALCP, l’avocat général établit que la situation des époux Ettwein n’entre pas dans le champ d’application matériel de l’accord. Celui-ci assure une égalité de traitement en matière fiscale et sociale pour le « ressortissant d’une partie contractante désirant s’établir sur le territoire d’une autre partie contractante en vue d’exercer une activité non salariée » (article 12 de l’annexe I lu en combinaison avec les articles 9 et 15§2 de l’annexe I). Or il considère que le champ d’application des articles 12 et 13 de l’annexe I à l’ALCP est déterminé en fonction de la perspective d’exercer une activité économique sur le territoire d’un autre Etat que l’Etat d’origine. N’étant pas des travailleurs indépendants ni frontaliers indépendants au sens de ces articles, les époux Ettwein ne peuvent pas invoquer l’ALCP contre leur propre Etat. Tout en excluant l’application de ces dispositions, l’avocat général regrette, comme il l’avait fait dans ses conclusions sur l’arrêt Hengartner et Gasser, un tel traitement discriminatoire qu’il juge « peu défendable … à la lumière des valeurs constitutionnelles communes aux États membres » (pt. 67).
Si la conception restrictive de l’ALCP s’inscrit dans la ligne de la jurisprudence de la Cour de justice, le raisonnement tenu par l’avocat général à propos de l’article 16 ALCP mérite une certaine attention. D’abord parce que l’avocat général rappelle que la Cour avait admis en 2011 dans l’arrêt Bergström, qu’un ressortissant d’une partie contractante puisse invoquer l’ALCP à l’encontre de son propre État. Néanmoins, il limite cette possibilité aux seules dispositions du droit dérivé annexées à l’ALCP, en s’appuyant sur l’article 16§1 qui pose uniquement un principe d’application équivalente des actes de l’UE auquel l’ALCP se réfère. L’avocat général propose également une application singulière de l’article 16§2, qui prévoit la prise en compte de la jurisprudence de la Cour de justice antérieure à la signature de l’ALCP (21 juin 1999) pour interpréter les notions de droit communautaire contenues dans l’accord. En premier lieu, l’article 16§2 de l’ALCP n’intervient pas pour la qualification juridique mais dans le second temps du raisonnement à titre confirmatif. La prise en compte des arrêts Werner et Asscher rendus avant le 21 juin 1999 lui permet alors de confirmer l’interprétation retenue (pt. 57). Notant néanmoins l’existence d’un assouplissement de la jurisprudence de la Cour de justice en 2008, l’avocat général ne peut envisager la transposition d’une telle solution dès lors qu’il s’agit d’une jurisprudence postérieure à la signature de l’accord au sens de l’article 16§2. En second lieu, c’est également sur le fondement de l’article 16§2 que l’avocat général exclut la prise en compte des arrêts Stamm et Hauser de 2008 ainsi que Graf et Engel de 2011. Or d’une part il n’a pas écarté la jurisprudence Bergström de 2011 du point de vue de l’application ratione temporis. D’autre part, l’article 16 ALCP s’expliquait par la similitude de l’ALCP avec les dispositions du marché intérieur de l’Union. Alors qu’il était permis de penser que l’article 16§2 ALCP concernait la seule jurisprudence de la Cour de justice rendue dans le cadre interne de l’Union, l’avocat général englobe la jurisprudence de la Cour de justice rendue à propos de l’ALCP et propose en réalité à la Cour de ne pas tenir compte de ses arrêts précédents. Si cette conception singulière de l’application dans le temps de la jurisprudence de la Cour de justice donne l’occasion à l’avocat général de rappeler que « des avancées en faveur d’une intégration économique plus poussée entre les deux partenaires ne pourraient être réalisées qu’au niveau politique » (pt. 64), on peut craindre la perspective d’une jurisprudence détachée de toute considération pour la sécurité juridique de ceux qui entendent bénéficier des dispositions de l’ALCP et invoquer, pour ce faire, les décisions de justice rendues sur son fondement.
[1] Ce régime permet d’additionner le revenu global des conjoints pour l’imputer ensuite fictivement à chaque conjoint à hauteur de 50 % et l’imposer en conséquence. Ainsi, lorsqu’il existe une différence substantielle de revenus entre les deux époux, ce régime nivelle la base imposable et atténue la progressivité du barème de l’impôt sur le revenu.
Reproduction autorisée avec l’indication: Clémentine Mazille, « Proposition d'interprétation restrictive de l'ALCP à l'égard des frontaliers indépendants », www.ceje.ch, actualité du 1er novembre 2012