Le 20 février 1979, la Cour de justice des Communautés européennes rendait son arrêt dans l’affaire « Cassis de Dijon » dont le Conseil fédéral propose, dans le projet de révision de la Loi fédérale sur les entraves techniques au commerce (LETC) qu’il a mis en consultation le 29 novembre dernier, de reprendre unilatéralement le principe fondamental.
La Cour a considéré dans l’arrêt Cassis de Dijon que l’interdiction d’importer en Allemagne du Cassis de Dijon, en vertu d’une législation allemande fixant une teneur alcoolique minimale non atteinte par la liqueur de fruits française, alors que cette dernière était régulièrement produite et commercialisée en France, constituait une mesure d’effet équivalant à une restriction quantitative à l’importation interdite par l’article 28 du Traité CE. Les « raisons impérieuses d’intérêt général » avancées par l’Allemagne pour justifier sa loi, soit la sauvegarde de la santé publique et la protection des consommateurs, n’ont pas été acceptées par la Cour, qui a conclu qu’il n’y avait « aucun motif valable d’empêcher que des boissons alcoolisées, à condition qu’elles soient légalement produites et commercialisées dans l’un des Etats membres, soient introduites dans tout autre Etat membre (...) » (para. 14). Ce principe, connu sous le nom de « reconnaissance mutuelle » signifie donc que l’Allemagne doit reconnaître les standards français comme équivalents aux siens. Ainsi, un produit qui respecte la réglementation française et qui est en vente en France doit pouvoir être librement commercialisé en Allemagne, quand bien même il ne satisferait pas toutes les exigences de la législation allemande.
La Commission a vigoureusement soutenu la Cour et assuré à l’arrêt Cassis de Dijon une publicité et une attention particulières en diffusant très tôt une communication interprétative à son sujet. Des craintes ont été émises à l’époque sur le risque de « nivellement par le bas » que le principe de reconnaissance mutuelle pourrait engendrer, chaque Etat membre alignant ses standards sur les plus bas en vigueur dans la Communauté afin d’éviter que les entreprises ne quittent son territoire. D’autres critiques concernaient le potentiel de déréglementation inhérent au principe d’équivalence et la trop intrusive prépondérance de l’objectif d’intégration communautaire au détriment des législations nationales. Il était en outre argumenté que dans le domaine des denrées alimentaires notamment, la solution préconisée par la Cour, consistant à favoriser l’étiquetage plus précis des produits pour compenser l’inopposabilité de législations nationales imposant des standards plus sévères que dans d’autres Etats membres, ne répondait qu’imparfaitement aux impératifs de protection des consommateurs.
Dans son second rapport biennal sur le principe de reconnaissance mutuelle de juillet 2002, la Commission relevait que le principe de la reconnaissance mutuelle fonctionnait bien pour les produits simples (tels les bicyclettes et les citernes). Dans le domaine des produits d’une complexité technique particulière (par exemple les autobus ou les produits de construction) ainsi que dans les secteurs où se posent des questions en termes de sécurité ou de santé (les compléments alimentaires par exemple), le principe demeure par contre méconnu et donc peu appliqué.
Plus de deux tiers des exportations suisses sont destinés à l’Union européenne et près de quatre cinquièmes de nos importations en proviennent ; la Suisse a donc défini dès le rejet de l’accord sur l’EEE des stratégies pour éliminer les « entraves techniques au commerce » qui pourraient affecter les échanges avec les Etats membres. Deux stratégies ont ainsi été élaborées par le Conseil fédéral, à savoir l’adaptation autonome des règles suisses avec le droit communautaire et la conclusion d’accords avec la Communauté européenne. La Loi fédérale sur les entraves techniques au commerce (LETC), entrée en vigueur le 1er juillet 1996, permet une combinaison de ces deux méthodes. Les entraves au commerce visées par la loi appartiennent à la catégorie des obstacles non tarifaires et comprennent tant des prescriptions sur le produit lui-même (emballage, composition, etc.) que les procédures permettant de vérifier la conformité du produit avec les prescriptions correspondantes (essais, homologation, etc.). La révision de la loi mise en consultation par le Conseil fédéral a pour but d’ajouter aux méthodes de l’harmonisation et de la conclusion d’accords un troisième instrument pour lutter contre les entraves au commerce, soit la reprise du principe « Cassis de Dijon ». Ce dernier bénéficiera uniquement aux produits légalement mis sur le marché dans la Communauté ou dans l’EEE, qui pourront librement accéder au marché suisse.
L’insertion unilatérale du principe « Cassis de Dijon » vise principalement, par le biais d’une réduction du cloisonnement du marché suisse, à dynamiser la concurrence et à abaisser les coûts pour les entreprises et les prix pour les consommateurs. Le principe bénéficiera aux denrées alimentaires et aux cosmétiques par exemple, tandis que trois catégories de produits sont exclues de son champ d’application : les produits soumis à homologation, autorisation préalable ou frappés d’interdiction d’importer, les produits tombant sous le coup des exceptions générales prévues par la loi et les produits sujets à des exceptions déterminées dans des cas d’espèce. Toutes les exceptions au principe doivent être justifiées par des intérêts publics prépondérants dont une liste figure dans la LETC. Les exceptions générales doivent en outre être prévues dans une loi ou une ordonnance et le débat sur la liste des exceptions admises s’annonce animé. Les exceptions spécifiques sont définies au cas par cas par les organes suisses de surveillance du marché si les prescriptions de l’Etat de provenance n’assurent pas une protection suffisante des intérêts publics, si les preuves apportées conformément aux prescriptions techniques de l’Etat de provenance ne sont pas suffisantes et à condition qu’elles apportent un avantage réel au consommateur.
Pour éviter une sorte de « discrimination à rebours » au détriment des producteurs suisses, le projet du Conseil fédéral confère aux producteurs suisses qui exportent leurs produits dans un pays de l’UE/l’EEE la possibilité de satisfaire les règles en vigueur dans le pays de l’UE/l’EEE dans lequel leurs produits sont commercialisés et de pouvoir, dans les mêmes conditions, mettre en vente leurs produits en Suisse. Si les prescriptions techniques sont harmonisées au sein de la Communauté, alors il suffira que le produit suisse soit commercialisé dans n’importe lequel des Etats membres.
L’application unilatérale du principe « Cassis de Dijon », qui ne bénéficiera pas aux produits suisses au moment de leur exportation vers un Etat membre de l’Union européenne ou de l’EEE, contredit l’idée selon laquelle la réciprocité est déterminante dans les échanges commerciaux. Afin de se ménager néanmoins un argument dans le cadre d’éventuelles négociations sur de futurs accords d’accès réciproques au marché, et pour sauvegarder les intérêts de politique économique extérieure de la Suisse, le Conseil fédéral s’est réservé la possibilité de suspendre l’application du principe « Cassis de Dijon » pour une partie ou l’ensemble des produits originaires d’un Etat européen qui ferait obstacle à l’accès à son marché des produits suisses. Le Conseil fédéral entend ainsi souligner que la conclusion d’accords garantissant un accès mutuel au marché, importante pour l’industrie d’exportation suisse, demeure fondamentale pour la Suisse.
En appliquant le principe Cassis de Dijon aux produits originaires d’un Etat membre de l’UE/de l’EEE, la Suisse leur accorde un avantage au sens de l’article I du GATT de 1994. Conformément à la clause de la nation la plus favorisée ancrée à cet article, la Suisse est tenue d’étendre les privilèges octroyés aux produits provenant d’un membre de l’OMC à tous les produits similaires originaires des autres membres de l’OMC. Dans son rapport explicatif, le Conseil fédéral considère que cette obligation internationale fondamentale est respectée en vertu de l’extension du principe « Cassis de Dijon » aux produits venant d’Etats tiers et légalement mis sur le marché communautaire. L’ouverture unilatérale du marché suisse sera en outre étendue aux partenaires commerciaux avec lesquels la Suisse a signé des accords de reconnaissance mutuelle des évaluations de conformité dans au moins un domaine de produits. La Suisse est pour l’heure liée par de tels accords avec le Canada, les Etats-Unis, le Japon et l’Australie.
Si la reprise du principe « Cassis de Dijon » implique inévitablement des difficultés de mise en application, l’unilatéralisme préconisé par le Conseil fédéral suscite des interrogations tant juridiques que politiques.
Reproduction autorisée avec indication : Diane Grisel, "Cassis de Dijon" made in Switzerland", www.ceje.ch, actualité du 11 décembre 2006.