Simon Hirsbrunner et Simone Seidl, Gleiss Lutz
Par arrêt du 3 octobre 2006 (aff. C-452/04, Fidium Finanz c. Bundesanstalt für Finanz-dienstleistungsaufsicht), la Cour de justice des Communautés européennes a jugé qu’un établissement suisse de prestations financières qui accorde des crédits à des clients établis dans la Communauté européenne ne peut se prévaloir de la libre circulation des capitaux. Nous souhaitons apporter un éclairage sur ce jugement et ses répercussions éventuelles sur l’activité à l’étranger des banques et autres instituts financiers suisses.
I.L’arrêt de la Cour de justice des Communautés européennes
La procédure en question concernait une société anonyme de St. Gallen du nom de Fidium Finanz AG au modèle économique assez peu courant. De Suisse, elle octroyait des petits crédits à des clients établis en Allemagne. Ces crédits étaient proposés via un site internet et par des intermédiaires de crédit. L’activité de la Fidium Finanz attira l’attention de l’Institut fédéral allemand pour la Surveillance des prestations financières (deutsche Bun-desanstalt für Finanzdienstleistungsaufsicht, ci-après BaFin). Réprouvant le fait que les crédits soient accordés sans autorisation et sans que la société ait une présence physique en Allemagne, il interdit à la Fidium Finanz d’exercer cette activité en Allemagne au motif qu’une entreprise telle que Fidium Finanz ne pouvait effectuer des opérations de crédit sans détenir l’agrément requis par la loi allemande sur le crédit (Kreditwesengesetz (1) - ci après « KWG »). Fidium Finanz attaqua cette décision devant le Tribunal Administratif de Francfort. Comme elle invoquait le bénéfice de la réglementation européenne, le Tribunal Administratif saisit la Cour de justice des Communautés européennes pour lui soumettre cinq questions préjudicielles (2). L’Avocat général statua sur ces questions dans ses conclusions du 16 mars 2004 (3). Le 3 octobre 2006, la Cour de justice prononça son arrêt dans l’affaire Fidium Finanz (4). Elle n’examine dans son arrêt que la première question posée par le Tribunal de renvoi, à savoir si une entreprise établie dans un Etat tiers peut invoquer la libre circulation des capi-taux en vue d’octroyer des crédits aux résidents d’un Etat membre de l’Union européenne ou si cette activité relève uniquement des art. 49 et suivants CE, c’est-à-dire de la libre prestation des services. Elle ne répond pas aux quatre autres questions du juge de renvoi, qui portent sur l’interprétation de la libre circulation des capitaux. La Cour de justice indique d’emblée que les entreprises établies dans un Etat tiers ne peu-vent se prévaloir de la libre prestation des services prévue aux art. 49 CE et suivants mais peuvent prétendre à l’application de la règle de la libre circulation des capitaux prévu à l’art. 56 CE. Cet article stipule que « toutes les restrictions aux mouvements de capitaux entre les Etats membres et entre les Etats membres et les pays tiers sont interdites ». La Cour de justice expose que l’activité d’octroi de crédits à titre professionnel se rapporte, en principe, tant à la libre prestation des services au sens des articles 49 CE et suivants qu’à la libre circulation des capitaux au sens des articles 56 CE et suivants. Elle constate que le ré-gime du KWG allemand, qui empêche l’accès au marché financier allemand des opérateurs économiques n’ayant pas les aptitudes requises par le KWG, constitue une restriction de la libre prestation des services. Par contre, la Cour ne voit pas de restriction à la libre circulation des capitaux allant au-delà du fait que les clients établis en Allemagne recourant moins fréquemment auxdits services, les flux financiers transfrontaliers afférents à ces prestations diminuent. Or, elle considère ceci comme une conséquence inéluctable de la restriction à la libre circulation des prestations de services. Elle estime qu’en somme, dans les circonstances de l’affaire en cause au principal, l’aspect de la libre prestation des services prévaut sur celui de la libre circulation des capitaux, le régime litigieux affectant surtout la libre prestation des services. Or, Fidium Finanz n’étant pas une entreprise d’un Etat membre, elle ne peut se prévaloir de cette restriction. En bref, cela signifie que les autorités allemandes n’ont pas violé la réglementation européenne lorsqu’ils ont interdit à Fidium Finanz de réaliser des opérations de crédit en Allemagne.
II. Commentaire
1.Analyse de l’arrêt dans le contexte de la jurisprudence et de la doctrine antérieures
La Cour de justice se penche sur la restriction à l’octroi de crédits dans un Etat membre en deux étapes. Elle se demande d’abord si la disposition nationale affecte tant la libre prestation des services que la libre circulation des capitaux. Elle conclut que l’activité d’octroi de crédits à titre professionnel se rapporte en principe aux deux libertés fondamentales (5). Il convient de saluer cette approche. Dans un deuxième temps, elle s’attache à déterminer lequel des deux régimes de liberté est applicable ou si éventuellement les deux régimes sont applicables. La Cour n’exclut pas en principe qu’une disposition nationale soit susceptible d’entraver simultanément l’exercice de deux libertés (6). Selon elle, il convient d’examiner dans quelle mesure l’exercice de ces deux libertés fondamentales est affecté par la disposition en cause et si, dans les circonstances de l’espèce au principal, l’une d’elles prévaut sur l’autre. S’il s’avère que, dans les circonstances de l’espèce, l’une des deux libertés est tout à fait secondaire par rapport à l’autre, la disposition nationale en cause n’est examinée qu’au regard de l’une d’elles (7). Dans le cas concret de Fidium Finanz, la Cour de justice considère que l’aspect de la libre prestation des services prévaut sur celui de la libre circulation des capitaux. Elle expose que les effets restrictifs dudit régime sur la libre circulation des capitaux ne sont qu’une conséquence inéluctable de la restriction à la liberté de prestation des services et qu’il n’y donc pas lieu d’examiner la compatibilité de ce régime au regard des articles 56 CE et suivants (8). Cette motivation ne tombe pas sous le sens. On constate en effet que la Commission européenne et l’Avocat général Mme Stix-Hackl avaient soutenu au cours de la procédure des conceptions diamétralement opposées. Sur le plan des faits, l’arrêt de la Cour surprend en ce qu’il confère apparemment un poids plus important à la préparation de l’octroi d’un crédit qu’au virement du crédit lui-même. Sur le plan juridique, il est remarquable que la Cour renvoie à trois précédents arrêts qui n’ont pas grand chose en commun avec le cas présent d’opérations de crédit transfrontalières. L’affaire Bachmann n’avait pas pour objet une restriction à l’octroi de crédits à l’étranger mais une restriction à la déductibilité fiscale des cotisations d’assurance contre la maladie et l’invalidité ou contre la vieillesse et le décès. Certes, dans cette affaire, les dispositions sur la circulation des capitaux n’ont pas été appliquées au motif que la restriction ne visait pas le transfert des capitaux et résultait indirectement de restrictions aux autres libertés fondamentales (9) . Toutefois, la Cour de justice n’a plus recouru depuis ce jugement, c’est-à-dire depuis plus de 14 ans, à ce critère de l’« affectation indirecte » comme élément distinctif (10). Le jugement Omega concernait la relation de la libre prestation de services avec la liberté de circulation des marchandises, et non avec la libre circulation des capitaux. Dans le cas d’espèce, la Cour avait constaté que l’une des libertés fondamentales prévalait sur l’autre lorsque celle-ci est « tout à fait secondaire par rapport à l’autre et peut lui être rattachée » (11). Il n’est pas certain que ce principe puisse être tout simplement transposé au rapport entre liberté de prestation des services et liberté de circulation des capitaux. En outre, la situation de départ était toute autre puisque le litige Omega portait sur l’interdiction de la pratique commerciale du « laser-sport » dans un « laserdrome ». Enfin, la Cour de justice cite le jugement rendu récemment dans l’affaire Cadbury Schweppes (12), dans laquelle il était question de dispositions fiscales qui prévoyaient qu’une société mère résidente dans un Etat membre était aussi imposable sur les bénéfices de ses filiales étrangères (bénéfice mondial). De nouveau, l’objet de ce litige n’a pas de rapport avec l’octroi de crédits à l’étranger. En outre, la Cour ne statuait pas sur le rapport entre la libre prestation des services et la libre circulation des capitaux mais entre la liberté d’établissement et la libre circulation des capitaux (13). Il est permis de se demander pourquoi la Cour de justice s’est référée à ces trois arrêts pour résoudre le présent cas. Elle aurait pu renvoyer à d’autres arrêts ayant - et pas seulement au premier abord - plus de points communs avec l’affaire Fidium Finanz. On peut citer ici l’affaire Svensson, qui portait sur la bonification d’intérêts sur les prêts à la construction (14). Le Luxembourg soumettait l’octroi de cette bonification d’intérêts à la condition que le prêt à la construction ait été contracté auprès d’un établissement de crédit établi dans cet Etat membre. La Cour de justice examina la mesure en cause tant au regard de la libre cir-culation des capitaux que de la libre prestation des services. Dans l’affaire Parodi, une banque établie dans un Etat membre avait accordé un prêt hypothécaire à un emprunteur établi dans un autre Etat membre (15). Là encore, la Cour de justice se pencha sur la libre circulation des capitaux et sur la libre prestation des services. Pour finir, on peut encore renvoyer à l’arrêt Sandoz (16), qui portait sur la perception d’une taxe supplémentaire sur les prêts souscrits auprès de prêteurs non résidents. La Cour n’examina cette restriction qu’au regard de la libre circulation des capitaux. Elle fit l’impasse sur la liberté de prestation des services, vraisemblablement d’ailleurs parce que la juridiction de renvoi n’avait pas posé de question à cet égard.
2.Signification de l’arrêt pour les banques suisses et les instituts de crédit
La question décisive est de savoir si l’arrêt Fidium Finanz peut faire figure d’arrêt de prin-cipe ou si sa portée est limitée au cas d’espèce. D’abord, le fait que la Cour ait siégé en grande chambre confère à l’arrêt un plus grand poids. En outre, dans les motifs de l’arrêt, la Cour de justice ne distingue pas entre instituts de crédit contrôlés et instituts de crédit non contrôlés, alors qu’une telle distinction aurait pu être opportune dans le cas d’espèce. Au contraire, elle s’attache essentiellement à la nature de l’activité restreinte, l’octroi de crédits à l’étranger et la règle nationale restrictive. En conséquence, il est donc pensable que les principes posés par l’arrêt Fidium Finanz soient applicables à toutes les entreprises suisses voulant accorder des crédits à des résidents d’un Etat membre de l’UE. Qu’il s’agisse de banques ou d’instituts de crédit soumis à la surveillance de la Commission suisse des Banques ou bien d’instituts financiers non contrôlés est sans importance. Le point 49 des motifs de l’arrêt constitue tout de même une lueur pour les entreprises d’Etats tiers. La Cour y dispose qu’il n’y a pas lieu d’examiner le régime en question au regard de la libre circulation des capitaux « dans les circonstances de l’affaire en cause au principal ». Elle s’est donc ménagée un échappatoire pour revenir éventuellement sur sa position dans le cadre d’une autre affaire, si les circonstances sont différentes. A l’examen des motifs de l’arrêt, on peut croire à sa volonté d’appliquer la libre circulation des capitaux aux services financiers pour lesquels l’élément de la circulation du capital prévaut sur celui de la prestation de services. La tentative d’identifier des services financiers qui pourraient remplir ces conditions rend toutefois quelque peu perplexe. D’un point de vue général, il semblerait que la Cour de justice défende ces derniers temps pour les entreprises d’Etats tiers une ligne plus restrictive. L’arrêt Scorpio, rendu le même jour que l’arrêt Fidium Finanz, semble vouloir confirmer cette tendance (17). Dans cette affaire, l’organisateur de concerts Scorpio, dont le siège se trouve en Allemagne, recourait aux services d’un agent artistique signant Europop. Cet agent artistique, une personne phy-sique, était établi aux Pays-Bas mais probablement ressortissant d’un Etat tiers. Scorpio se prévalait de la liberté de prestation des services prévue aux art. 49 et suivants CE pour échapper à un redressement fiscal. Dans son arrêt, la Cour statua pour la première fois sur la question de savoir si un destinataire de services - Scorpio en l’espèce - pouvait se prévaloir de la liberté de prestation des services (passive) lorsque le prestataire des services- en l’espèce Europop - est ressortissant d’un Etat tiers. Cette question avait été jusqu’à présent très controversée dans la doctrine, qui y répondait toutefois généralement par l’affirmative (18). La Commission européenne et l’Avocat général dans ses conclusions s’étaient rangés à cet avis (19). Mais la Cour de justice en décida autrement. Selon elle, une telle constellation ne permet pas de se prévaloir de la libre prestation des services. Un autre jugement, qui traite indirectement de l’octroi de crédits à l’étranger, est attendu avec grand intérêt. Dans ses conclusions présentées dans l’affaire C-524/04, l’Avocat général Geelhoed s’est prononcé contre une application parallèle de la liberté d’établissement et de la libre circulation des capitaux. Le litige a pour objet un régime fiscal national interdisant à une société établie dans l’Etat membre concerné la déduction fiscale des intérêts qu’elle verse sur un prêt qui lui a été accordé par la société mère établie dans un autre Etat membre. Les questions de la juridiction de renvoi portent sur l’application de la liberté d’établissement, de la libre prestation des services et de la libre circulation des capitaux et aussi sur la position de la Cour dans ce contexte si la société prêteuse est établie dans un Etat tiers. L’Avocat général considère que le régime national ne restreint directement que la liberté d’établissement. Selon lui, le transfert de capital qui serait éventuellement nécessaire pour la constitution d’une filiale n’est qu’une conséquence indirecte de cette constitution (20).
Notes de bas de page
1.Gesetz über das Kreditwesen (Kreditwesengesetz - KWG) dans la nouvelle version de la publication du 9 septembre 1998, BGBl. I, 2776, modifiée en dernier lieu par l’art. 4a de la loi du 22 septembre 2005, BGBl. I, 2809, § 32 al. 1.
2.Verwaltungsgericht Frankfurt am Main, décision du 11 octobre 2004, 9 E 993/04.
3.Avocat général Stix-Hackl, conclusions du 16 mars 2004, aff. C-452/04 ; Cf. Hirsbrunner/Seidl, Durch die Hintertür in den EU-Bankenmarkt ?, AJP/PJA 2006, 1079.
4.CJCE, arrêt Fidium Finanz c. Bundesanstalt für Finanzdienstleistungsaufsicht du 3 octobre 2006, aff. C-452/04, non encore publié au Recueil, ci-après « Fidium Finanz ».
5.Arrêt Fidium Finanz, point 43.
6.Arrêt Fidium Finanz, point 30.
7.Arrêt Fidium Finanz, point 34.
8.Arrêt Fidium Finanz, point 48, 49.
9.CJCE, arrêt Bachmann du 28 janvier 1992, aff. C-204/90, Rec. 1992, I-249, point 34.
10.Comp. aussi conclusions Fidium Finanz, point 62.
11.CJCE, arrêt Omega du 14 octobre 2004, aff. C-36/02, Rec. 2004, I-9609, point 26.
12.CJCE, arrêt Cadbury Schweppes du 12 septembre 2006, aff. C-196/04, non encore publié au Recueil.
13.Examinant le rapport entre la liberté d’établissement et la libre circulation des capitaux, la Cour conclut que les effets restrictifs sur la libre circulation des capitaux étaient la conséquence inéluctable d’une éventuelle restriction de la liberté d’établissement et qu’il y avait donc lieu de les examiner uniquement au regard de la liberté d’établissement, arrêt Cadburry Schweppes, point 33.
14.CJCE, arrêt Svensson et Gustavsson du 14 novembre 1995, aff. C-484/93, Rec. 1995, I-3955, points 10, 11.
15.CJCE, arrêt Parodi du 9 juillet 1997, aff. C-222/95, Rec. 1997, I-3899.
16.CJCE, arrêt Sandoz du 14 octobre 1999 , aff. C-439/97, Rec. 1999, I-7041, points 18-20.
17.CJCE, arrêt Scorpio du 3 octobre 2006, aff. C-290/04, non encore publié au Recueil.
18.Müller-Graff dans Streinz, Kommentar über die Europäische Union und Vertrag zur Grün-dung der Europäischen Gemeinschaft, 2003, art. 49 CE, point 55, avec d’ autres renvois.
19.Avocat général Philippe Léger, conclusions du 16 mai 2006, aff. C-290/04 - Scorpio, points 57, 119, 120, non encore publiées au Recueil.
20.Avocat général L.A. Geelhoed, conclusions du 29 juin 2006, aff. C-524/04 - Test Claimants in the Thin Cap Group Litigation / Commissioners of Inland Revenue, points 35 et suivants, non encore publiées au Recueil. Il est intéressant de constater qu’il recourt dans les motifs au critère Bachmann de l’ « affectation indirecte ».
Reproduction autorisée avec indication : Simon Hirsbrunner et Simone Seidl, Gleiss Lutz Bruxelles, "Une pierre supplémentaire à la forteresse Europe dans le domaine des services financiers - L’arrêt Fidium Finanz", www.ceje.ch, actualité du 18 octobre 2006.