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Le principe du pollueur-payeur en question dans le cadre de la catastrophe écologique de l’Erika

Eléonore Maitre , 4 juillet 2008

Le 12 décembre 1999, le navire Erika faisait naufrage au large des côtes françaises rejetant une partie de sa cargaison, soit plus de 10’000 tonnes de fioul lourd, dans la mer. Quelques jours plus tard, cette marée noire atteignait les plages françaises du Finistère créant une catastrophe écologique de grande ampleur. Le fioul, produit et vendu par Total France à Total International, avait été affrété par ce dernier sur l’Erika afin d’être livré à la société italienne d’électricité ENEL. En juin 2000, la commune de Mesquer, l’une des plus touchées par la pollution de l’Erika, intentait une action en justice contre les sociétés Total visant à les contraindre à assumer les conséquences financières des dommages causés à son territoire.

Déboutée par le tribunal de commerce puis par la cour d’Appel, la commune de Mesquer s’est pourvue en cassation, et c’est la Cour de cassation qui a décidé, en 2007, de surseoir à statuer afin de poser une question préjudicielle à la Cour de justice des Communautés européennes sur l’interprétation de la directive 75/442 relative aux déchets (telle que modifiée par la décision 96/350), aujourd’hui codifiée par la directive 2006/12 (PDF).

La Cour de justice a rendu, le 24 juin 2008, l’arrêt Commune de Mesquer (C-188/07) et répondu à trois questions successives. En premier lieu, la Cour était interrogée sur la possibilité de qualifier, de manière générale, du fioul lourd vendu à des fins de combustible en tant que « déchet » au sens de l’article 1er, sous a), de la directive 75/442. La Cour rappelle d’abord que la notion de déchet, soit « toute substance [...] dont le détenteur se défait ou dont il a l’intention ou l’obligation de se défaire », dépend principalement, conformément à l’arrêt Inter-Environnement Wallonie (C-129/96), de la signification des termes « se défaire » qu’il convient d’interpréter à la lumière du but de la directive, avant de conclure que ce fioul ne constitue pas un déchet dès lors qu’il est exploité ou commercialisé et susceptible d’être effectivement utilisé sans transformation préalable.

La Cour s’est ensuite penchée sur la qualification spécifique du fioul lourd déversé en mer à la suite du naufrage de l’Erika et parvient à la conclusion qu’il s’agit d’un déchet. En effet, non seulement l’annexe I de la directive 75/442 inclut dans les catégories de déchets notamment la circonstance dans laquelle des matières sont accidentellement déversées ou perdues (point Q4), mais, de plus, le fioul ainsi déversé dans la mer n’est pas réutilisable et constitue donc une substance que le détenteur n’avait pas l’intention de produire et dont il s’est défait.

Enfin, il était demandé à la Cour de se prononcer sur l’obligation éventuelle du producteur (Total France) et/ou du vendeur du fioul et affréteur du navire (Total International) de supporter les coûts liés à l’élimination des déchets générés par la dispersion du fioul dans la mer en qualité de « détenteurs antérieurs » ou « producteur du produit ». C’est cette question qui se révèle la plus intéressante puisqu’elle touche à l’interprétation d’un principe fondamental en droit européen de l’environnement, celui du pollueur-payeur.

La Cour considère d’abord sans surprise que le propriétaire du navire qui était en possession du fioul directement avant que celui-ci ne devienne un déchet est considéré comme « détenteur » au sens de l’article 1er, sous c), de la directive 75/442 (voir notamment arrêt Van de Walle (C-1/03) ). Ensuite, elle parvient à la conclusion que le vendeur du fioul et affréteur du navire est un « détenteur antérieur » du déchet et qu’il peut être tenu de supporter le coût de son élimination pour autant qu’il ait « contribué au risque de survenance de la pollution occasionnée par ce naufrage ». En particulier, le choix du navire peut-être retenu contre l’affréteur. Ce même principe s’applique au producteur du produit.

En outre, se posait la question du respect de deux accords internationaux signés par une majorité d’Etats membres, dont la France, à savoir la Convention sur la responsabilité civile et la Convention FIPOL établissant un fonds d’indemnisation pour les victimes de dommages dus à la pollution. La Cour a noté en particulier que la Communauté n’était liée par aucune de ces deux conventions - ni par adhésion, ni par substitution des Etats membres - et qu’elles ne faisaient donc pas partie du droit communautaire. Toutefois, elle a précisé à cet égard que n’est pas contraire au principe du pollueur-payeur inscrit à l’article 15 de la directive 75/442 le droit national prévoyant un fonds d’indemnisation, tel que le FIPOL, financé par l’industrie pétrolière et prenant en charge l’indemnisation des dommages dus à la pollution à concurrence d’une somme déterminée. Conformément au principe de l’interprétation conforme, la législation nationale ne devra néanmoins pas permettre d’exonérer le producteur de sa responsabilité financière (pour autant que sa contribution au risque soit établie) au cas où ledit fonds ne permettrait pas de supporter l’ensemble des coûts engendrés par la pollution.

On se réjouira évidemment de ce que la Cour refuse d’exclure en soi un dédommagement financier supérieur à la contribution usuelle payée au fonds FIPOL par les sociétés pétrolières. Toutefois, contrairement à certains commentateurs qui voient dans cet arrêt un camouflet aux sociétés Total, il me semble que la Cour a rendu un arrêt à la fois incomplet quant aux principes qui y sont dégagés et pas assez ferme dans sa conclusion pour rassurer les citoyens sur l’intention de la Communauté de prendre à bras le corps le problème des atteintes répétées à l’environnement.

Incomplet d’abord parce que cet arrêt maintient un grand nombre d’incertitudes juridiques en vue d’une application à un cas concret des notions et principes qui y sont dégagés. En effet, comment comprendre cette possibilité d’exemption de responsabilité pour les détenteurs et le producteur des déchets ? Qui devra en apporter la preuve et quel degré de « contribution au risque » sera admis ? L’affréteur pourra-t-il, par exemple, exciper de cette obligation financière s’il envoie un expert vérifier l’état du navire alors même que ce dernier n’offre pas toutes les garanties d’indépendance ? Davantage encore, comment pourra-t-on prouver qu’un producteur a contribué au risque de survenance de la pollution s’il n’est ni le vendeur ni l’affréteur du produit et n’a de ce fait plus aucun moyen de contrôle sur les substances qu’il a produites ? Enfin, n’aurait-il pas été utile de fixer clairement une chaîne de responsabilité allant du transporteur au producteur originel et découlant de la nature même du fioul, de sa dangerosité pour l’environnement ainsi que des risques inhérents à son transport ? Le principe du pollueur-payeur vise à imputer au pollueur les dépenses relatives à la pollution dont il pourrait être l’auteur dans le but à la fois de prévenir une atteinte à l’environnement et de la réparer lorsqu’elle survient. Mais pour rendre ce principe efficace, ne faudrait-il pas lui donner les moyens de son ambition et oser considérer comme pollueurs tous les détenteurs ainsi que le producteur d’une substance devenue un déchet ? Cette conclusion semble corroborée par le texte des directives déchets (75/442 et 12/2006), lequel ne contient aucune des exceptions identifiées par la Cour.

Pas assez ferme ensuite, parce que la Cour, bien qu’affirmant que la Communauté n’est pas liée par les conventions internationales discutées dans la présente affaire, accepte néanmoins l’exemption de responsabilité qu’elles prévoient à l’égard des affréteurs en conditionnant leur responsabilité à une contribution au risque de pollution. Pourquoi la Cour se limite-t-elle à une argumentation basée sur des accords internationaux un peu obsolète au vu des préoccupations actuelles alors qu’aussi bien son droit primaire, avec l’article 174 § 2 CE, que son droit dérivé lui permettraient de faire du principe du pollueur-payeur le point central d’une politique européenne de l’environnement proactive ? A cet égard, la Cour paraît également énoncer que si le droit national, en conformité avec le droit international, empêche que le coût de dépollution soit supporté par l’affréteur, ce sera au producteur de supporter ledit coût. Or, on se rappelle que c’est bien ce dernier qui peut exciper le plus aisément de sa responsabilité.

L’avocat général Kokott avait, dans ses conclusions rendues en mars 2008, adopté une thèse très internationaliste et considéré qu’une limitation de la responsabilité de l’affréteur et du producteur par les deux conventions internationales, signées par la France, était conforme à l’article 15 de la directive 75/442. Mais surtout, contrairement à ce qu’a décidé la Cour, elle conclut que Total International (affréteur du navire) ne pouvait en aucun cas être considéré comme « détenteur », et son rôle de « producteur » ne devait être admis que si la preuve était apportée par le juge national d’un rôle de cette société dans la création du déchet. Ainsi, pourraient être tenus responsables des dommages causés par la pollution, en premier lieu, le détenteur direct du déchet (propriétaire du navire), en deuxième lieu, le producteur (Total France) s’il a une influence sur la survenance de la pollution et enfin, à titre exceptionnel, d’autres personnes auxquelles il serait possible d’imputer une contribution propre dans la chaîne de causalité.

Avec cet arrêt Commune de Mesquer, l’occasion aurait pu, selon moi, être saisie par la Cour de frapper un grand coup en s’écartant de l’interprétation internationaliste un peu dépassée du principe du pollueur-payeur, et de donner à ce principe un pouvoir tel que l’industrie pétrolière soit contrainte de prendre toutes les mesures afin d’éviter la survenance d’un dommage à l’environnement et qu’une indemnisation complète soit garantie pour les dommages causés par une pollution. L’occasion n’a pas été réellement saisie au niveau communautaire, mais peut-être le sera-t-elle par la Cour de cassation française à laquelle revient maintenant de trancher ce litige au fond.


Reproduction autorisée avec indication : Eléonore Maitre, "Le principe du pollueur-payeur en question dans le cadre de la catastrophe écologique de l’Erika", www.ceje.ch, actualité du 4 juillet 2008.