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Sanctionner pénalement la négation publique du génocide arménien est contraire à la liberté d’expression

Elisabet Ruiz Cairó , 26 octobre 2015

Dans son arrêt rendu le 15 octobre 2015, la Cour européenne des droits de l’homme (Cour EDH) a confirmé que l’imposition d’une sanction pénale par les tribunaux suisses à M. Perinçek, qui avait qualifié le génocide arménien de « mensonge international », était contraire à l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme concernant la liberté d’expression.

Le raisonnement de la Cour suit la structure traditionnelle en matière de droits de l’homme. Elle commence par affirmer qu’il y a eu ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression (point 117) et examine ensuite la question de savoir si cette ingérence peut être justifiée ce qui exige la réunion de trois conditions: la légalité de la mesure, l’existence d’objectifs légitimes et la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique (points 124 et suivants).

Les deux premières conditions sont satisfaites, la sanction étant prévue à l’article 261bis al. 4 du code pénal suisse et le but étant de protéger les droits d’autrui, en l’espèce la dignité des victimes du génocide et de leurs descendants. En revanche, la Cour prend en compte différents facteurs pour conclure que la sanction n’était pas nécessaire dans une société démocratique. Elle affirme notamment que l’on se trouve dans un domaine d’intérêt général nécessitant une protection renforcée et que les propos du requérant,  adressés principalement aux ‘impérialistes de l’Occident et de la Russie tsariste’, n’incitaient pas à la haine ou à l’intolérance entre arméniens et turcs. Elle signale également qu’aucune règle de droit international n’exige de sanctionner pénalement ce comportement et qu’une telle condamnation est l’une des ingérences les plus graves à la liberté d’expression.

Un des éléments les plus controversés concerne la comparaison entre ce cas et les cas de négation de l’Holocauste. En effet, la Cour EDH met en avant l’absence de lien direct entre la Suisse et les événements de 1915 ainsi que l’absence de tensions entre les turcs et les arméniens vivant en Suisse au moment où les discours ont été prononcés (point 244). Il y aurait donc une distance géographique qui empêcherait de soutenir que l’hostilité à l’encontre de la minorité arménienne en Turquie soit le résultat des propos tenus par le requérant en Suisse (point 246). La Cour prend aussi compte de la distance temporelle, les événements déclencheurs des tensions entre la Turquie et l’Arménie ayant eu lieu il y a 90 ans.

Par opposition, la criminalisation de la négation de l’holocauste dans les pays qui ont vécu les horreurs nazies se justifierait par la responsabilité morale particulière de ces Etats et du fait que ces propos traduisent toujours «une idéologie antidémocratique et antisémite » (point 243).

On peut dès lors se demander si la prise en compte du contexte est déterminante dans l’appréciation d’un système sanctionnant la négation d’un génocide. Comme le signale Madame le juge Nussberger, « une législation exprimant une solidarité avec les victimes de génocide et de crimes contre l’humanité doit être possible partout, même lorsqu’il n’y a aucun lien direct avec les événements ou les victimes ». Tel est aussi l’avis des juges signant l’opinion dissidente commune qui affirment que « l’obligation pour les Etats d’assurer le respect des droits de l’homme est une obligation erga omnes ». Ces juges critiquent également la prise en compte du facteur temporel : est-ce que cela équivaut à dire que la négation de l’Holocauste sera acceptable dans 20 ou 30 ans ?

Un autre facteur également discutable à notre avis est celui concernant l’absence de consensus quant à la criminalisation ou pas de la négation des génocides. La Cour met en avant que, malgré la divergence entre les différents Etats, la Suisse se situe à une extrémité de l’éventail comparatif en criminalisant la négation de tout génocide sans exiger d’appel à la violence ou à la haine (points 256-257). Toutefois, comme le signale l’opinion dissidente, le manque de consensus est en principe une raison pour considérer une plus grande marge de manœuvre des parties contractantes.

Finalement, la Cour EDH met en balance cette ingérence avec le droit au respect à la vie privée en notant au passage qu’ « une lecture attentive des motifs invoqués par les tribunaux suisses dans leurs décisions en l’espèce ne fait pas apparaître qu’ils aient spécialement pris en compte cette mise en balance » (point 276).

La question qui se pose maintenant concerne l’impact de cet arrêt sur la législation suisse. La Commission fédérale contre le racisme de la Confédération suisse a déclaré que le texte de l’article 261bis al. 4 du code pénal suisse n’est pas remis en question. Ainsi,  le raisonnement de la Cour EDH suit une analyse au cas par cas qui prend compte de divers éléments. De ce fait, ce n’est pas la disposition pénale suisse en elle-même qui viole la CEDH mais son application au cas spécifique de M. Perinçek.


Elisabet Ruiz Cairó, "Sanctionner pénalement la négation publique du génocide arménien est contraire à la liberté d’expression", Actualité juridique du 26 octobre 2015, www.ceje.ch