fb-100b.png twitter-100.pnglinkedin-64.png | NEWSLETTER  |  CONTACT |

Arrêt BUPA - application nuancée de l’arrêt Altmark aux services d’intérêt économique général

Pranvera Këllezi , 9 juin 2008

Le 12 février 2008, le Tribunal de première instance a rendu un arrêt important concernant l’application de l’arrêt Altmark et de l’article 86 (2) CE aux services d’intérêt économique général. Cet arrêt a le mérite d’apporter des clarifications importantes sur la notion de service d’intérêt économique général (SIEG) ainsi que sur l’application de la jurisprudence Altmark et de l’article 86 (2) CE.

Trois compagnies d’assurances ont introduit un recours devant le Tribunal de première instance contre la décision de la Commission de ne pas soulever d’objections à l’encontre du système d’égalisation des risques relatif à l’assurance maladie privée (AMP) en Irlande. Ce système prévoit que les assureurs actifs sur le marché irlandais de l’assurance maladie privée qui ont un profil de risque plus sain que la moyenne paient une redevance qui sert à créer un fonds de compensation, sous la gestion de l’autorité de surveillance. Celle-ci est chargée de verser des paiements aux assureurs qui ont un profil de risque moins sain que la moyenne du marché afin d’égaliser les risques pris (système RES).

Le système RES s’applique à tout assureur AMP en Irlande. Après la libéralisation du marché, VHI - l’ancien assureur historique sur le marché - détient 85% du marché et obtient de ce fait la majorité des paiements RES. La Commission a relevé que ces paiements pourraient être considérés comme une aide d’Etat, puisqu’ils émanent d’un fonds établi par la législation nationale, financé par des contributions obligatoires et contrôlé par les autorités de l’Etat. En se référant à l’arrêt Ferring (arrêt de la Cour de justice du 22 novembre 2001, C-53/00), elle a néanmoins considéré que dès lors qu’il s’agissait d’une compensation pour des obligations de service d’intérêt économique général, ces paiements ne constituaient pas une aide d’Etat au sens de l’article 87 (1) CE ou seraient compatibles au titre de l’article 86 (2) CE.

Il est intéressant de relever que le Tribunal de première instance fait une application ajustée de l’arrêt Altmark. Il reconnaît que la nature de la mission de SIEG soumise à son examen requiert l’application des critères Altmark "de manière adaptée aux données particulières du présent cas d’espèce" (point 160). Concernant le caractère proportionné de la compensation, le Tribunal met en évidence que le fonctionnement du système RES est radicalement différent de celui faisant l’objet des arrêts Ferring et Altmark et son examen doit être conforme à la finalité et à l’esprit de la troisième condition énoncée dans l’arrêt Altmark, mais ne doit pas obéir strictement à ladite condition. Un raisonnement similaire est appliqué à la quatrième condition de l’arrêt Altmark. Ce faisant, le Tribunal indique clairement que, si l’arrêt Altmark donne des conditions cadres pour les SIEG, l’application de ces conditions dans un cas concret doit prendre en considération les spécificités et les caractéristiques propres du secteur concerné.

Sur l’existence d’une mission SIEG, le Tribunal constate d’abord qu’il n’existe, en droit communautaire, ni une définition claire et précise, ni un concept juridique établissant de manière définitive les conditions qui doivent être réunies pour qu’un Etat puisse invoquer l’application soit de la première condition de l’arrêt Altmark, soit de l’article 86 (2) CE (point 165). Cette absence de définition précise confirme la prérogative des Etats membres sur la définition des SIEG.

En s’appuyant sur l’article 5, paragraphe 2, CE (principe de subsidiarité), le Tribunal confirme la compétence des Etats membres pour déterminer la nature et la portée d’une mission SIEG, cela d’autant plus dans des domaines d’action particuliers qui soit ne relèvent pas de la compétence de la Communauté, soit sont fondés sur une compétence partagée. A cet égard, le Tribunal rappelle que le secteur de la santé relève d’une compétence quasi exclusive des Etats membres et que la détermination des obligations de SEIG "relève également, à titre principal, de la compétence des Etats membres" (point 167). Par conséquent, le contrôle exercé par les institutions communautaires (c’est-à-dire la Commission et les juridictions communautaires) ne peut pas être plein et entier ; il est limité à la recherche de l’existence d’une erreur manifeste d’appréciation (points 169-170).

Quant aux SIEG au sens du traité CE, ceux-ci doivent satisfaire quelques critères minimaux communs, et le Tribunal précise qu’"il s’agit, notamment, de la présence d’un acte de puissance publique investissant les opérateurs en cause d’une mission SIEG ainsi que du caractère universel et obligatoire de cette mission" (point 172). Concernant le critère de l’universalité, le Tribunal estime, en premier lieu, que la notion de SIEG n’est pas équivalente à celle de service universel. Le service universel tel qu’utilisé dans différentes réglementations communautaires n’est qu’un exemple de SIEG. En se référant à la jurisprudence communautaire, il précise que le caractère universel du service ne peut pas être compris comme le devoir d’offrir un service à l’ensemble de la population ou à l’intégralité du territoire (point 186). En outre, le Tribunal rappelle le pouvoir discrétionnaire des Etats membres concernant l’étendue des services offerts à la population. Enfin, il ajoute que le fait que le service ne bénéficie qu’à un groupe restreint d’utilisateurs ne remet pas en cause le caractère universel d’un SIEG.

Le Tribunal souligne que le caractère obligatoire d’une mission SIEG est une condition essentielle de l’existence d’une mission SIEG au sens du droit communautaire (point 188). Il précise que le caractère obligatoire est établi si le prestataire est tenu de contracter, à des conditions non-discriminatoires, avec tout citoyen y faisant appel.

Cependant, le Tribunal estime que le caractère obligatoire de la mission SIEG ne suppose pas que le service à fournir ait un contenu clairement prédéterminé. Une certaine liberté est laissée à l’opérateur chargé d’une mission SIEG, ce qui permet précisément de limiter les restrictions de concurrence (point 189).

Concernant l’exigence de la jurisprudence Altmark relative aux paramètres de calcul, le Tribunal rejette les arguments des requérants en précisant que l’existence d’un pouvoir discrétionnaire dans le calcul des paiements n’est pas incompatible avec l’existence de paramètres objectifs et transparents au sens de la deuxième condition de la jurisprudence Altmark (point 214). Ce faisant, il confirme la "large marge d’appréciation" des Etats membres non seulement pour définir un SEIG, mais aussi quant au calcul de la compensation.

Quand à la quatrième condition de l’arrêt Altmark, le Tribunal relève d’abord que la comparaison avec un opérateur efficient ne saurait être appliquée de manière stricte au cas d’espèce (point 246). Il estime que la Commission pouvait valablement renoncer à une comparaison entre les bénéficiaires potentiels des paiements RES et un opérateur efficient lors de l’analyse de l’existence d’une aide d’Etat au sens de l’article 87 (1) CE. Cependant, il tempère cette affirmation importante en considérant que la Commission était néanmoins tenue de s’assurer que la compensation ne couvrait pas des coûts pouvant résulter d’un manque d’efficience des assureurs (tels que les coûts de gestion). En substituant le test de comparaison de l’arrêt Altmark à la méthode dite de déduction des coûts susceptibles d’inclure des inefficiences, cet arrêt mérite de retenir l’attention en ce qu’il relativise l’importance de la quatrième condition de l’arrêt Altmark.

L’analyse des faits en l’espèce relève que les paiements RES dépendent uniquement de coûts non liés à l’efficience des opérateurs en cause, ce qui amène le Tribunal à rejeter les arguments des requérants. Cette constatation factuelle a permis au Tribunal de laisser ouverte la question de savoir si, de manière générale, il y a lieu de tenir compte de l’efficience de l’opérateur dans le cadre de l’examen de la proportionnalité au titre de l’article 86 (2) CE.

Le Tribunal analyse ensuite l’application de l’article 86(2) CE. A cet égard, il prend soin d’abord de rappeler que les conditions de l’arrêt Altmark et celles de l’article 86 (2) CE "se recoupent dans une large mesure" (point 160). Concernant le caractère nécessaire du système RES, la question principale est celle de savoir jusqu’à quel degré un Etat membre doit apporter la preuve que la mesure est nécessaire. Le Tribunal considère que le dysfonctionnement du marché invoqué par l’Etat membre doit être "suffisamment plausible" : en d’autres termes, le contrôle de nécessité n’exige pas que la Commission "gagne la conviction" que les mesures envisagées sont indispensables. Quant au contrôle du Tribunal, celui-ci se limite à vérifier que les mesures étatiques sont "manifestement inappropriées par rapport à l’objectif poursuivi" (point 269). Il s’en suit que lorsqu’une plainte est rejetée par la Commission, le Tribunal va soumettre cette décision à un contrôle limité à l’arbitraire.

Sur la véracité des faits, le Tribunal constate que le danger de sélection des bons risques était rendu plausible dans ce marché, ce qui justifiait les mesures d’égalisation des risques. Toutefois, si le niveau de preuve pour démontrer un dysfonctionnement du marché est faible, la longue discussion du Tribunal sur ce dysfonctionnement laisse entendre qu’une certaine défaillance du marché doit être rendue plausible pour constater que la condition de la proportionnalité de l’article 86 (2) CE est remplie.

Pour l’essentiel, cet arrêt comporte des clarifications importantes. Les conditions énoncées dans l’arrêt Altmark ne peuvent être appliquées telles quelles à tous les secteurs économiques. Elles doivent être adaptées tout en respectant l’esprit de l’arrêt Altmark. Il a également le mérite de clarifier et de préciser la portée du principe de subsidiarité quant à la compétence des Etats membres concernant la définition des SIEG, surtout dans des domaines ne relevant pas de la compétence de l’Union européenne.


Reproduction autorisée avec indication : Pranvera Këllezi, "Arrêt BUPA - application nuancée de l’arrêt Altmark aux services d’intérêt économique général", www.ceje.ch, actualité du 9 juin 2008.

Catégorie: Concurrence