Le 31 janvier 2007, la Commission a engagé une procédure d’infraction contre l’Espagne au motif que celle-ci aurait violé l’interdiction de principe faite aux Etats membres de prendre des mesures affectant l’exécution d’une acquisition d’entreprise autorisée par la Commission sur la base du règlement 139/2004 relatif au contrôle des concentrations (IP/07/116). Le cas Endesa constitue un nouvel exemple du combat mené par la Commission contre des mesures nationales relevant du "patriotisme économique". Au vu de la multiplication des opérations transfrontalières et des intérêts en jeu, le secteur de l’énergie apparaît particulièrement exposé aux tentations de privilégier par divers moyens ("golden shares" etc.) la création de "champions nationaux" (voir les craintes exprimées par la Commission s’agissant du projet de fusion Gaz de France/Suez conditionnellement autorisé par décision du 14 novembre 2006, M.4180). Le cas Endesa illustre par ailleurs l’importance croissante de l’art. 21, par. 4, du règlement 139/2004 comme instrument de lutte contre les mesures étatiques prises contre des OPA étrangères.
L’OPA de l’allemand E.ON sur l’espagnol Endesa a été autorisée par la Commission le 25 avril 2006 (M.4110). Dès le lancement de l’OPA en février 2006, l’Espagne avait pris diverses mesures susceptibles d’affecter l’opération. Elle a tout d’abord adopté une législation subordonnant à l’autorité nationale de régulation du gaz et de l’électricité les prises de participation supérieures à 10%. Cette loi a fait l’objet d’une procédure d’infraction de la Commission fondée sur l’art. 226 CE pour restriction à la libre circulation des capitaux et à la liberté d’établissement (IP/06/569). Le régulateur sectoriel espagnol a ensuite rendu une décision subordonnant l’opération E.ON/Endesa au respect de plusieurs conditions, dont la cession d’une partie des capacités de production d’Endesa. Le 26 septembre 2006, la Commission a alors rendu contre l’Espagne une première décision d’infraction à l’art. 21 du Règlement n° 139/2004 (IP/06/1265). Le 20 décembre 2006, la Commission a adopté une seconde décision d’infraction tenant compte de nouvelles conditions émanant du gouvernement espagnol (IP/06/1853).
Selon l’art. 21 du règlement 139/2004, les Etats membres ont l’interdiction d’appliquer leur législation nationale sur la concurrence aux opérations de concentration de dimension communautaire pour lesquelles la Commission jouit d’une compétence exclusive. En principe, une opération autorisée par la Commission ne saurait donc sans autre être interdite par les Etats membres. Le règlement les autorise toutefois à prendre certaines mesures. Celles-ci doivent cependant être nécessaires à la protection d’intérêts légitimes autres que ceux qui sont pris en considération par le règlement et être compatibles avec le droit communautaire. Parmi ces intérêts légitimes, le règlement mentionne expressément la sécurité publique, la pluralité des médias et les règles prudentielles. D’autres intérêts peuvent aussi être pris en compte dans la mesure où ils sont dûment notifiés à la Commission et reconnus par elle.
L’art. 21 du règlement 139/2004 n’est pas sans rappeler l’art. 86, par. 2, CE, dans la mesure où cette disposition vise à créer un équilibre entre les intérêts parfois contradictoires de la Communauté (marché unique/concurrence non-faussée) et les intérêts des Etats membres, de nature souvent non-économique. Dans l’examen de mesures nationales, la Commission est particulièrement attentive à toute discrimination ainsi qu’au respect du principe de proportionnalité. S’agissant du secteur de l’énergie, la sécurité de l’approvisionnement (CJCE, aff. C-72/83, Campus Oil) devrait pouvoir être invoquée au titre des intérêts légitimes qui n’ont pas à être notifiés à la Commission au titre de l’art. 21 du règlement 139/2004. La Commission a par ailleurs eu l’occasion de préciser que des mesures de régulation d’un secteur ne relevaient pas du règlement dans la mesure où elles ne concernaient pas la concentration elle-même, mais le comportement des entreprises sur le marché (M.1346, EDF/London Electricity). De telles mesures régulatoires peuvent cependant aussi faire l’objet d’un examen de compatibilité avec le droit communautaire, en particulier sous l’angle des directives concernant le marché intérieur du gaz et de l’électricité (D. 2003/55 et D. 2003/54).
Sur le plan procédural, la décision du 31 janvier 2007 constitue une lettre de mise en demeure au sens de l’art. 226, par. 1, CE. La Commission a donc introduit la première étape d’une procédure en manquement contre un Etat membre. Les décisions des 26 septembre et 20 décembre 2006 sont en revanche fondées sur l’art. 21 du règlement 139/2004. Il est intéressant de noter que le règlement 139/2004 (tout comme le règl. 4064/89 qu’il a remplacé) ne prévoit expressément de compétence décisionnelle de la Commission que dans les cas où les Etats membres lui ont effectivement communiqué un intérêt légitime. Pendant longtemps, il a donc été incertain si la Commission pouvait rendre des décisions d’infraction à l’art. 21 en l’absence de notification ou si elle devait alors nécessairement directement passer par la procédure du recours en constatation de manquement de l’art. 226 CE. La Cour de justice a tranché la question en reconnaissant une compétence décisionnelle à la Commission (CJCE, aff. C-42/01, Portugal/Commission). Elle ne s’est par contre pas encore prononcée sur la légalité de mesures provisionnelles fondées sur l’art. 21 du règlement 139/2004 (M.1616, BSCH/Champalimaud). L’ouverture d’une procédure en manquement à la suite des décisions des 26 septembre et 20 décembre 2006 s’explique sans doute par le fait que le règlement 139/2004 ne prévoit lui-même aucune sanction en cas de violation persistante de l’art. 21. La lettre de mise en demeure pourrait être suivie d’un avis motivé puis, le cas échéant, d’une saisie de la Cour de justice (art. 226, para. 2, CE) et aboutir à un jugement susceptible de conduire à une amende ou à une astreinte (art. 228 traité CE).
Le règlement 139/2004 n’empêche pas la Suisse d’appliquer son droit de la concurrence dans le secteur de l’énergie à une concentration autorisée par la Commission européenne. La Comco peut ainsi interdire une acquisition en application des règles de la LCart (RS 251) sur le contrôle des concentrations. Le cas échéant, la Suisse pourrait aussi être tentée d’adopter d’autres mesures susceptibles d’affecter l’exécution d’une opération de dimension communautaire. Dans les deux cas de figure, l’accord de libre échange de 1972 n’apparaît pas prévoir d’instrument de coordination adéquat. Dans l’optique de l’intégration sectorielle de la Suisse dans le marché intérieur de l’électricité de l’UE par le biais d’un accord bilatéral, on peut se demander si cette situation est pleinement satisfaisante. On notera que l’accord bilatéral de 1999 sur le transport aérien (cf. art. 11) crée une situation juridique sensiblement différente pour ce secteur puisqu’il prévoit un contrôle des concentrations d’entreprises par des institutions communautaires.
Reproduction autorisée avec indication : Andras Palasthy, "Europe de l’énergie : procédure d’infraction contre l’Espagne pour blocage illicite du rachat d’Endesa par E.ON", www.ceje.ch, actualité du 6 février 2007.