En vertu de l’article 6, paragraphe 1, tiret 1, de la décision n° 1/80 tout travailleur turc appartenant au marché régulier de l’emploi d’un Etat membre a le droit, après un an d’emploi régulier, au renouvellement de son permis de travail auprès du même employeur. Dans l’affaire C-268/11, la question était de savoir si les autorités nationales d’un Etat membre peuvent retirer le titre de séjour d’un travailleur turc avec effet rétroactif, au motif que les conditions auxquelles le droit national subordonnait l’octroi de ce titre n’étaient plus réunies, alors qu’au moment de cette annulation l’intéressé exerçait un emploi auprès du même employeur depuis plus d’un an.
M. Gülbahce est entré en Allemagne en juin 1997 avec un visa en vue de rejoindre son épouse, ressortissante allemande. Au cours des années suivantes, il a obtenu un titre de séjour, qui a été prolongé à plusieurs reprises, ainsi qu’un permis de travail à durée illimitée. Ayant appris que le couple vivait séparé depuis plus de six ans, les autorités allemandes ont retiré en 2006 le titre de séjour M. Gülbahce avec effet rétroactif à la date à laquelle les époux avaient cessé de mener une vie commune. A l’appui de leur décision, elles ont invoqué le caractère irrégulier des dernières deux prorogations du permis de séjour de l’intéressé, en raison du non-respect de la condition liée à la communauté de vie à laquelle l’octroi d’un tel permis était subordonné en vertu de la législation allemande. Saisi de l’affaire, le Hamburgisches Oberverwaltungsgericht a adressé à la Cour de justice cinq questions préjudicielles tendant en substance à savoir si une mesure nationale visant le retrait du titre de séjour d’un ressortissant turc dans une situation telle que celle de l’espèce était contraire à l’article 10, paragraphe 1, de la décision n° 1/80 relative à l’interdiction de discrimination.
Afin de permettre à la juridiction de renvoi de résoudre le cas d’espèce, la Cour de justice reformule les questions préjudicielles dont elle a été saisie, en fondant son raisonnement sur l’article 6, paragraphe 1, tiret 1, de la décision n° 1/80. A cet égard, elle rappelle que le droit conféré par ladite disposition en faveur d’un ressortissant turc, de continuer à exercer, après un an d’« emploi régulier », une activité salariée auprès du même travailleur, implique nécessairement l’existence d’un droit corrélatif de séjour dans le chef de l’intéressé. En vertu de la jurisprudence pertinente à ce sujet, la régularité de l’emploi d’un ressortissant turc, au sens de l’article 6, paragraphe 1, premier tiret, de la décision nº 1/80, suppose une situation stable et non précaire sur le marché du travail de l’Etat membre d’accueil et implique, à ce titre, un droit de séjour non contesté (arrêts du 16 décembre 1992, Kus, C‑237/91 et du 18 décembre 2008, Altun, C‑337/07). La clé est donc de savoir si la période de travail accomplie par M. Gülbahce avant l’adoption de la mesure de retrait de son titre de séjour par les autorités allemandes permet de considérer qu’il répond à la condition d’un an d’« emploi régulier », au sens de ladite disposition, alors même qu’il ne remplissait plus à la date de l’adoption de cette mesure la condition dont était assorti son titre de séjour, à savoir l’existence d’une communauté de vie avec son épouse.
En reprenant la motivation de l’arrêt Unal (C-187/10), la Cour de justice rappelle que l’article 6 de la décision n° 1/80 ne fait pas dépendre la reconnaissance du droit d’accès au marché de l’emploi de l’Etat membre d’accueil et, corrélativement, du droit de séjour dans cet Etat d’un travailleur turc des circonstances dans lesquelles le droit d’entrée et de séjour y a été obtenu par ledit travailleur. Dès lors qu’un tel ressortissant remplit les conditions posées par la disposition concernée, un Etat membre d’accueil ne dispose plus de la faculté de restreindre l’application des droits conférés par celle-ci, sous peine de priver la décision nº 1/80 de son effet utile. Certes, les périodes de travail accomplies par un travailleur ressortissant turc sous le couvert d’un permis de séjour délivré grâce à un comportement frauduleux ayant donné lieu à une condamnation ou d’une autorisation de séjour provisoire qui n’est valable que dans l’attente d’une décision définitive ne peuvent pas être prises en compte en vue de l’acquisition des droits visés à l’article 6, paragraphe 1, tiret 1, de la décision n° 1/80. Cependant, dans le cas d’espèce, la Cour de justice constate que M. Gülbahce s’est conformé aux prescriptions légales et réglementaires de l’Etat membre d’accueil en matière d’entrée sur son territoire ainsi que d’emploi. Dès lors, elle conclut qu’il peut prétendre à un droit de séjour au titre de l’article 6, paragraphe 1, tiret 1, de la décision n° 1/80.
Cet arrêt s’inscrit dans le prolongement de la jurisprudence de la Cour de justice relative à l’interdiction faite aux Etats membres de modifier unilatéralement la portée du système d’intégration progressive des ressortissants turcs sur le marché de l’emploi, en subordonnant la reconnaissance des droits conférés en leur faveur par la décision nº 1/80 des conditions dans lesquelles le droit d’entrée et de séjour sur leurs territoires a été obtenue.
Reproduction autorisée avec l’indication: Mihaela Nicola, " Retrait rétroactif d’un titre de séjour dans le cadre de l’association CEE-Turquie " , www.ceje.ch, actualité du 15 novembre 2012.