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Le retour de Kadi : la précision de l’étendue du contrôle juridictionnel des sanctions de gel des fonds

Ljupcho Grozdanovski , 26 octobre 2010

Depuis 2008, on pouvait penser qu’avec son grand arrêt de principe Kadi (aff. jtes C-402/05 P et C-415/05 P), la Cour de justice a clôturé, au moins au niveau de l’Union européenne, le débat sur le traitement juridictionnel des individus soupçonnés d’avoir participés à des activités terroristes. Or, l’affaire Kadi a de nouveau resurgi avec l’arrêt du Tribunal du 30 septembre 2010 (T-85/09), montrant, cette fois-ci, que certains aspects dudit débat n’ont pas été définitivement résolus.

A la demande des représentants de l’Union européenne auprès de l’ONU, le président du comité des sanctions de cette organisation a communiqué à ces derniers un résumé des motifs pour lesquels une sanction de gel des fonds a été mise en place à l’encontre de M. Kadi. Ledit résumé exposait certaines activités de ce dernier, lesquelles faisaient naître un doute sérieux de son implication dans des opérations de financement et de soutien des activités terroristes, associées à Al-Quaida. A la réception du résumé des motifs, la Commission l’a communiqué à M. Kadi dans l’intention de lui offrir la possibilité de présenter ses observations sur ceux-ci, avant l’adoption de l’acte modificateur du règlement n° 881/2002, lequel a déjà fait l’objet d’un recours en annulation dans le premier arrêt Kadi.

M. Kadi a répondu à la demande de la Commission en lui communiquant ses observations dans le délai prévu à cet effet. Après avoir effectué un examen détaillé de ces dernières, la Commission a conclu qu’il y a lieu de maintenir la sanction du gel des fonds à l’encontre de M. Kadi. Par conséquent, le règlement n° 1190/2008 modifiant, pour la cent et unième fois, le règlement n° 881/2002, continuait à qualifier ce dernier de terroriste, destinataire de ladite sanction. M. Kadi a alors saisi le Tribunal d’un recours en annulation du règlement de 2008.

Malgré le lien indéniable entre le nouvel arrêt du Tribunal et celui de la Cour de justice, leurs apports, bien que complémentaires, sont différents. En 2008, l’apport majeur de l’arrêt de la Cour a été l’affirmation de la possibilité d’un contrôle juridictionnel effectif des actes de l’Union qui reprennent les sanctions onusiennes des terroristes présumés. En 2010, le Tribunal a dû se prononcer sur l’objet, l’intensité et l’étendue dudit contrôle exercé non pas sur les actes eux-mêmes, mais sur les motifs de ceux-ci.

Dans le présent arrêt, le reproche principal que M. Kadi a fait à la Commission est celui de ne pas avoir évalué elle-même les faits le liant au terrorisme, mais de s’être appuyée, sans réserve, sur l’appréciation faite par le comité des sanctions. Celle-ci a argué qu’en vertu du droit de l’Union, l’évaluation des circonstances de fait ainsi que l’opportunité du maintien du gel des fonds relève de son pouvoir discrétionnaire lequel fait l’objet d’un contrôle minimal exercé par le Tribunal. Bien que les actes du comité des sanctions ne bénéficient pas, dans l’ordre juridique de l’Union, d’une immunité de juridiction généralisée, la Cour de justice ne s’est pas encore prononcée sur l’étendue du contrôle juridictionnel des motifs d’une mesure d’exécution qui transpose en droit de l’Union l’une des sanctions onusiennes. Compte tenu du caractère confidentiel et sensible des données dont dispose le comité des sanctions, une demande d’évaluation des faits de la part des institutions de l’Union « minerait » le système de sanctions mis en place au sein de l’ONU (point 97). Dès lors, le contrôle juridictionnel des motifs du règlement n° 1190/2008 devrait se limiter à l’erreur absolument manifeste de fait ou d’appréciation. Le Conseil s’est joint à la Commission en soulignant que les motifs et les objectifs dans le cadre de la lutte contre le terrorisme sont souvent définis de manière large par les Etats membres de l’ONU. Le contrôle qu’une juridiction de l’Union exercerait sur lesdits motifs risquerait d’aboutir à des obligations conventionnelles concurrentes des Etats qui sont membres à la fois de l’Union européenne et de l’ONU.

Le Tribunal a commencé son appréciation en rappelant l’un des apports majeurs de l’arrêt Kadi de la Cour de justice, au sujet du contrôle juridictionnel effectif des actes tels que le règlement n° 1190/2008. Admettre que ledit contrôle ne s’étend pas aux motifs de ces actes, constituerait un « simulacre » du contrôle effectif (point 123). Or, telle n’a guère été l’intention de la Cour dans son arrêt de 2008. Le contrôle de la légalité d’un acte européen par rapport aux droits fondamentaux relève des garanties constitutionnelles de l’ordre juridique de l’Union, lequel contient un système complet de voies de recours. Aussi longtemps que le comité des sanctions n’assure pas des garanties juridictionnelles suffisantes, il incombe aux juridictions de l’Union de le faire.

Le Tribunal a reconnu les craintes légitimes des conséquences que pourrait avoir la diffusion de certains éléments de fait de la part des organes de l’ONU. Toutefois, il a souligné que le contrôle des motifs d’un acte adopté par les institutions de l’Union doit comprendre la vérification de l’exactitude matérielle des faits ainsi que leur cohérence. Partant, les juridictions de l’Union devraient pouvoir contrôler la légalité et le bien-fondé des actes européens relatifs au gel des fonds, sans que la confidentialité de certains éléments de preuve fasse obstacle (point 144).

Dans le même ordre d’idées, le Tribunal s’est prononcé sur la violation des droits de la défense de M. Kadi. Il a soutenu que la Commission ne dispose d’aucun élément de preuve tangible et convaincante, lui permettant de déduire raisonnablement une implication du requérant dans des activités terroristes. Par conséquent, celui-ci se trouve dans l’impossibilité de contester utilement les allégations à son encontre. Compte tenu de la durée du gel des fonds (depuis 2001) et de la difficulté pratique pour M. Kadi de faire valoir sa cause, le Tribunal a conclu à une violation des droits de la défense et au droit au respect de la propriété.

Il est possible de conclure que sur certains aspects, les positions de la Cour de justice et du Tribunal dans la série d’arrêts Kadi se rapprochent de celles des juridictions constitutionnelles des Etats membres de l’Union européenne. La formule du « aussi longtemps » employée par le Tribunal dans la présente affaire rappelle l’emploi de cette même formule par la Cour constitutionnelle allemande dans sa jurisprudence « So lange ». Cette façon de ‘dire’ les choses est souvent révélatrice d’une lacune systémique. Dans le présent arrêt, le Tribunal semble indiquer l’existence d’une telle lacune au niveau de la protection juridictionnelle effective dans le système onusien des « smart sanctions » laquelle doit être comblée, sinon par des organes de l’ONU, au moins par des juridictions nationales ou régionales. Il reste à voir si ce dernier arrêt Kadi aura une suite devant la Cour de justice.


Reproduction autorisée avec indication : Ljupcho Grozdanovski, www.ceje.ch, actualité du 26 octobre 2010.