Dans trois arrêts rendus cette semaine, la Cour de justice de l’Union européenne a analysé la validité de la directive 2014/40 sur les produits du tabac. Une nouvelle approche est adoptée par l’industrie du tabac laquelle, suite à une jurisprudence confirmée à plusieurs reprises, essaie maintenant d’invalider la législation européenne sur le fondement de dispositions autres que celles relatives à la base juridique. L’analyse réalisée dans la présente Actualité portera uniquement sur l’arrêt C-547/14 Philip Morris, les deux autres affaires, Pillbox 38 et Pologne c. Parlement et Conseil, portant sur des aspects spécifiques de la directive, à savoir, les cigarettes électroniques et les cigarettes aromatisées.
Bien que ne s’agissant pas dans cet arrêt de l’élément le plus novateur, la Cour de justice commence par confirmer, une fois de plus, la validité de l’article 114 TFUE en tant que base juridique pour l’adoption de la directive. L’argumentation de la Cour n’est pas surprenante et, d’ailleurs, elle se réfère à de nombreuses reprises à sa jurisprudence antérieure dans les arrêts British American Tobacco, Arnold André, Swedish Match, etAllemagne c. Parlement et Conseil. Toutefois, des doutes persistent quant à l’adéquation de cette base juridique pour certaines dispositions spécifiques. Ainsi, l’article 24, paragraphe 2, de la directive autorise les Etats membres à maintenir de nouvelles exigences en ce qui concerne les aspects du conditionnement des produits qui ne sont pas harmonisés par ladite directive. Comme la Cour elle-même l’observe, cet article « ne garantit pas que les produits dont le conditionnement est conforme aux exigences de cette directive puissent circuler librement sur le marché intérieur » (point 79). Cependant, elle considère que le législateur européen peut procéder à une harmonisation par étapes avec une suppression progressive des mesures unilatérales prises par les Etats membres. Elle affirme également que cet article élimine certains des obstacles aux échanges entre Etats membres, même si pas tous, et que de ce fait l’objectif d’amélioration des conditions de fonctionnement du marché intérieur est rempli (points 80 à 82). Toutefois, on peut se demander si une disposition qui permet le maintien d’obstacles aux échanges entre Etats membres contribue réellement au marché intérieur.
La Cour de justice se réfère également à la Convention cadre de l’OMS pour la lutte anti-tabac pour justifier le recours à l’article 114 TFUE comme base juridique pour l’interdiction de la mise sur le marché de produits du tabac contenant du menthol. La Cour rappelle que les directives pour l’application de la convention cadre recommandent d’interdire l’utilisation d’ingrédients qui pourraient améliorer le goût des produits du tabac. Même si ces directives n’ont pas force contraignante, elles ont néanmoins une influence déterminante. De ce fait, il était prévisible que certains Etats membres adoptent cette interdiction alors que d’autres Etats ne l’auraient sans doute pas fait, ce qui aurait provoqué des obstacles aux échanges. La mesure prise au niveau de l’Union permet donc de prévenir de telles entraves (point 122).
L’analyse des droits fondamentaux constitue sans doute un des éléments les plus novateurs de l’arrêt Philip Morris. En effet, lorsque les premiers arrêts sur l’ancienne directive tabac ont été rendus, la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne n’avait pas le même statut que les traités. La situation ayant changé entre temps, la validité de la directive peut aujourd’hui être analysée à la lumière de ce texte. La juridiction de renvoi demande en substance si l’article 13, paragraphe 1, de la directive, qui interdit l’apposition sur l’emballage de tout élément susceptible de contribuer à la promotion ou consommation des produits du tabac, est contraire à l’article 11 de la Charte consacrant la liberté d’expression. La Cour admet qu’une ingérence à la liberté d’expression existe et vérifie donc si les critères autorisant des limitations à une liberté fondamentale sont remplis : si cette ingérence est prévue par la loi, si elle affecte le contenu essentiel de la liberté d’expression, si elle répond à un objectif d’intérêt général et si elle est proportionnée.
La Cour de justice est amenée à mettre en balance la liberté d’expression, d’une part, et la protection de la santé, qui est en l’occurrence l’objectif d’intérêt général poursuivi, d’autre part. Ce faisant, la Cour confirme l’importance croissante de la santé dans l’ordre juridique de l’Union européenne (points 153 à 158). Elle signale d’abord que dans l’exercice de mise en balance « le pouvoir d’appréciation dont dispose le législateur de l’Union, s’agissant de la question de déterminer où se trouve ce juste équilibre, est variable pour chacun des buts justifiant la limitation de ce droit et selon la nature des activités en jeu » (point 154). Ensuite, elle considère que « la protection de la santé humaine dans un domaine caractérisé par la grande nocivité avérée de la consommation de produits du tabac, par les effets de ces derniers en matière de dépendance et par la survenance de maladies graves provoquées par des composés pharmacologiquement actifs, toxiques, mutagènes et cancérigènes contenus dans ces produits, revêt une importance supérieure par rapport aux intérêts avancés par les requérants au principal » (point 156).
Ensuite, la juridiction de renvoi se demande si un certain nombre d’articles de la directive sont valides au regard du principe de proportionnalité. A cet égard, la Cour de justice réalise une analyse classique de ce principe en trois étapes : l’aptitude des mesures à réaliser les objectifs légitimes poursuivis, la nécessité de ces mêmes pour réaliser les objectifs et l’absence de mesures moins contraignantes. Cependant, la Cour affirme que dans un domaine tel que celui de la directive, qui implique « des choix de nature politique, économique et sociale », le pouvoir d’appréciation du législateur de l’Union européenne est large. De ce fait, les mesures ne seront considérées comme contraires au principe de proportionnalité que si elles sont manifestement inappropriées (point 166). Ce seuil particulièrement strict permet à la Cour de confirmer le caractère proportionnel de chacun des articles attaqués.
Finalement, l’analyse de la Cour relative à la motivation mérite d’être commentée. D’une part, dans la partie concernant la recevabilité de la demande préjudicielle, la Cour affirme que la juridiction de renvoi n’a pas exposé les raisons pour lesquelles elle interroge la Cour de justice sur la validité d’un certain nombre d’articles ce qui mène à l’irrecevabilité partielle de la septième question (points 51 et 52). D’autre part, dans l’analyse sur le principe de subsidiarité, la Cour de justice semble être beaucoup plus laxiste quant à l’obligation de motivation de la part du législateur européen. Ainsi, la juridiction de renvoi conteste la validité de l’article 7, qui interdit la mise sur le marché de produits du tabac contenant du menthol, au regard du principe de subsidiarité. Le législateur n’aurait pas exposé les raisons pour lesquelles une action au niveau de l’Union européenne serait plus bénéfique qu’au niveau des Etats membres dans ce domaine-là. La Cour signale que « le respect de l’obligation de motivation doit être apprécié au regard non seulement du libellé de l’acte contesté, mais aussi de son contexte et des circonstances de l’espèce » (point 225). Ainsi, elle se réfère à la proposition de directive et à l’analyse d’impact et signale que ces documents contiennent suffisamment d’éléments mettant en avant les avantages liés à une action au niveau de l’Union. Ce double standard est du moins surprenant et l’approche utilisée par l’Avocat générat Kokott semble sans doute plus appropriée. Ainsi, dans ses conclusions, elle réprimande certes la juridiction de renvoi du fait de la manière dont les questions ont été posées (points 23 à 27 des conclusions), mais elle attire également l’attention du législateur de l’Union en ce qui concerne la motivation quant au principe de subsidiarité. Ainsi, dans une phrase très illustrative, elle affirme que « on ne saurait soutenir que cette formulation, cantonnée en définitive à une reproduction modulaire du libellé même des dispositions pertinentes du traité UE, soit vraiment un brillant spécimen de la technique si célébrée du «mieux légiférer», que les institutions de l’Union se sont fixées comme objectif depuis quelque temps » (point 290 des conclusions).