La Cour de justice de l’Union européenne (ci-après « CJUE » ou « la Cour ») a rendu le 23 décembre 2015 un arrêt particulièrement marquant en matière de libre circulation des marchandises. Arrêt qui ne pouvait faire l’impasse de l’une des Actualités du CEJE de par l’éclairage important qu’il apporte sur la jurisprudence antérieure de la Cour, et, notamment, sur l’arrêt de principe Keck.
L’affaire soumise à la CJUE (C-333/14) opposait devant la Court of Session (Ecosse) trois requérantes, la Scotch Whisky Association, la spiritsEUROPE et la CEEV, au Lord Advocate et à l’Advocate General for Scotland au sujet de la validité face au droit de l’Union européenne d’une loi nationale et d’un projet de décret relatifs à l’imposition d’un prix minimum par unité d’alcool (ci-après « loi MPU ») pour la vente au détail de boissons alcoolisées en Ecosse.
La Court of Session, s’interrogeant sur la validité de cette loi par rapport au règlement n°1308/2013 du 17 décembre 2013 portant organisation commune des marchés des produits agricoles (ci-après « règlement OCM unique ») et aux articles 34 et 36 TFUE, a décidé de surseoir à statuer afin de formuler six questions préjudicielles à la Cour de justice.
La CJUE rappelle tout d’abord que le règlement OCM unique interdit uniquement la fixation de prix dans le cadre des règles de commercialisation portant sur la régulation de l’offre mais que les Etats membres restent compétents pour adopter certaines mesures non prévues par le règlement OCM unique (pts 18-19). Poursuivant son analyse, la Cour constate que la réglementation en cause au principal, qui impose un MPU pour la vente au détail de vins, est bien susceptible de porter atteinte à ce règlement en ce qu’elle va à l’encontre du principe de libre détermination des prix de vente (pts 23-24). La CJUE ajoute qu’elle examinera la proportionnalité de la mesure face à l’objectif de protection de la santé et de la vie des personnes dans le cadre des deuxième et sixième questions, soit dans le cadre de l’article 36 TFUE (pts 25, 28).
La CJUE affirme en outre sans hésitation que la réglementation en cause constitue une mesure d’effet équivalant à une restriction quantitative au sens de l’article 34 TFUE en ce qu’elle est susceptible d’entraver l’accès au marché britannique des boissons alcoolisées légalement commercialisées dans les autres Etats membres, du seul fait qu’elle empêche que le prix de revient inférieur des produits importés puisse se répercuter sur le prix de vente au consommateur (pt 32).
La Cour va alors vérifier si une justification de la mesure est envisageable en procédant à une application particulièrement détaillée de son test de justification, basée sur l’article 36 TFUE.
Constatant que la loi MPU poursuit un double objectif de réduction ciblée de la consommation d’alcool des consommateurs s’adonnant à une consommation dangereuse et de réduction générale de la consommation d’alcool de la population (cette loi s’inscrit d’ailleurs dans une politique plus générale comprenant une quarantaine de mesures poursuivant ce double objectif), la CJUE admet premièrement, et ce n’est pas négligeable au vu de l’appréciation particulièrement stricte de la Cour à ce sujet, que la loi MPU est apte à garantir ce double objectif (pts 36-39).
Deuxièmement, s’agissant de la proportionnalité de la mesure, la Cour de justice rappelle que son analyse doit notamment être réalisée à la lumière des objectifs de la PAC et du bon fonctionnement de l’OCM ainsi que de la possibilité de substituer de manière aussi efficace la mesure litigieuse par une mesure moins restrictive des échanges entre Etats membres (pts 40-42). La CJUE constatera à cet égard que la mesure litigieuse aurait pu être substituée de manière efficace par une mesure fiscale (augmentation des droits d’accise), mesure moins restrictive du commerce au sein de l’Union européenne (pt 46). Il appartient cependant au juge national d’évaluer cette possibilité de substitution tout en sachant que la seule circonstance que la mesure litigieuse pourrait apporter des avantages supplémentaires face à la mesure ‘de substitution’ ne peut suffire à conclure que celle-ci est moins efficace (pts 49-50).
Puis, la Cour de renvoi s’interrogeait sur l’intensité du contrôle de proportionnalité qu’elle doit réaliser lorsqu’elle examine une législation nationale au regard de la justification relative à la protection de la santé et de la vie des personnes, la CJUE rappelle tout d’abord que les Etats membres déterminent le niveau de protection de la santé qu’ils entendent protéger dans le respect de l’article 34 TFUE (pt 52). Ainsi, si un Etat membre doit apporter les éléments de preuve nécessaires justifiant la proportionnalité, la nécessité et la substituabilité de la restriction quantitative au commerce entre Etats membres, cette charge de la preuve ne peut imposer de prouver de manière positive qu’aucune autre mesure imaginable ne permet de réaliser l’objectif. Ainsi, la nature, l’ampleur et le contexte d’adoption de la mesure restrictive doivent être pris en compte afin d’évaluer de manière objective si les éléments de preuve fournis par l’Etat membre permettent raisonnablement de la justifier (pts 54, 56, 58, 59).
Enfin, la CJUE précise que le contrôle de proportionnalité d’une mesure nationale ne doit pas être limité aux seules informations dont disposait le législateur national lorsqu’il a adopté la mesure mais bien aux informations dont dispose la juridiction nationale au moment où elle statue, dans les conditions prévues par son droit national (pt 65).
L’arrêt Scotch Whisky est marquant pour un double motif.
Le premier enseignement notable de cette jurisprudence provient de la qualification d’entrave réalisée par la CJUE. Celle-ci qualifie en effet la législation nationale imposant un prix minimum pour la vente au détail de boissons alcoolisées en Ecosse, de mesure d’effet équivalant à une restriction quantitative, au sens de la jurisprudence Dassonville, en ce que cette législation est susceptible d’entraver l’accès au marché britannique des boissons alcoolisées légalement commercialisées dans les autres Etats membres.
Il peut d’emblée être constaté que la CJUE n’a, à aucun moment, envisagé d’analyser la mesure litigieuse sous l’angle d’une modalité de vente, analyse qui l’aurait amenée à faire application de sa jurisprudence Keck, basée essentiellement sur un critère de discrimination et non d’accès au marché, alors que la mesure nationale, en cause pouvait, selon nous, être qualifiée de modalité de vente (ceci avait d’ailleurs été souligné par l’avocat général Bot dans ses conclusions du 3 septembre 2015).
Ne pouvant retracer l’évolution de la jurisprudence de la Cour en matière de libre circulation des marchandises dans le cadre de la présente Actualité, il peut être rappelé que, dès l’origine, la Cour de justice avait retenu une approche fondée sur le critère de l’accès au marché. Approche qui permet de faire abstraction du but protectionniste ou non de la mesure, à la différence d’une approche fondée sur un critère de discrimination. Cette approche permet ainsi d’invalider une législation nationale en se fondant exclusivement sur la situation de l’acteur situé à l’extérieur du marché national, sans devoir procéder à une comparaison de celui-ci avec la situation de l’acteur présent à l’intérieur du marché national.
Opérant un glissement de jurisprudence avec son arrêt Keck du 24 novembre 1993 (C-267 et 268/91), la Cour de justice avait toutefois préféré une approche fondée sur la discrimination pour toutes les mesures nationales concernant des modalités de vente. Fortement controversée, cette jurisprudence semble aujourd’hui remodelée, voire même réinterprétée par la CJUE au travers du prisme de l’accès au marché. L’arrêt Scotch Whisky analysé ici en est une preuve vivace.
Le deuxième élément marquant de l’arrêt Scotch Whisky a trait à son test de justification particulièrement développé. L’analyse réalisée quant à l’adéquation de la mesure (sa capacité à garantir l’objectif poursuivi) et, de manière plus significative, quant à la proportionnalité de celle-ci (sa capacité à ne pas aller au-delà de ce qui est nécessaire) confirme l’évaluation approfondie de la mesure nationale par la CJUE, laissant une marge de manœuvre très réduite aux Etats membres.
Ainsi, il semble que la CJUE soit de moins en moins encline à faire application de sa jurisprudence Keck, même lorsqu’elle est face à des mesures nationales pouvant être considérées comme contenant des modalités de vente. Alors, « Good-Bye Keck » ? Ou suite au prochain épisode… ?
Laura Marcus, « ‘Good-Bye Keck’? La saga continue avec l’épisode ‘Scotch Whisky’ », Actualité du 9 février 2016, disponible sur www.ceje.ch