Le 11 septembre 2008, la Cour de justice des Communautés européennes a réalisé un retour sur les critères dégagés dans l’arrêt Keck et Mithouard, afin de déterminer si les dispositions de la loi allemande relative aux pharmacies (Apothekengesetz) représentent des mesures d’effet équivalant à des restrictions quantitatives à l’importation, prohibées par l’article 28 CE. Cette affaire concerne une procédure en manquement que la Commission européenne a engagée à l’encontre de l’Allemagne au motif que cet Etat membre, en édictant une réglementation qui rend pratiquement impossible l’approvisionnement d’un hôpital en médicaments par des pharmacies établies dans d’autres Etats membres, a manqué à ses obligations découlant des articles 28 et 30 CE.
Conformément à l’article 14 de l’Apothekengesetz, les hôpitaux ont le choix de confier leur approvisionnement en médicaments soit à une pharmacie interne, c’est-à-dire une pharmacie exploitée dans les locaux de l’hôpital, soit à la pharmacie d’un autre hôpital, soit à une pharmacie externe. Dans le cas où un hôpital choisit de conclure un contrat d’approvisionnement avec une pharmacie située en dehors de son établissement, les paragraphes 4 à 6 du même article prévoient à la charge de la pharmacie contractante la responsabilité de la totalité des prestations liées à l’approvisionnement, telles que la fourniture rapide et adaptée de médicaments, la mission de conseil au personnel de l’hôpital en cas d’urgence, de même que la participation à la commission des médicaments de l’hôpital et le contrôle des stocks de médicaments de celui-ci.
La Commission estime que les conditions énoncées par l’article 14 de l’Apothekengesetz reprennent, dans une forme déguisée, « le principe régional » édictée par la même loi dans sa version applicable antérieurement au 21 juin 2005. En vertu de ce principe, toute pharmacie externe voulant conclure un contrat d’approvisionnement en médicaments avec un hôpital devait être établie « dans la même ville ou dans le même arrondissement que celui-ci ». En effet, en associant la distribution des médicaments, avec le devoir de conseil et de surveillance dans la personne du même professionnel, autant dans le cadre de l’approvisionnement régulier, que dans le cadre de l’approvisionnement d’urgence, l’Apothekengesetz impose aux pharmaciens externes des contraintes de disponibilité, ce qui supposerait qu’ils exercent leurs activités à la proximité de l’hôpital qu’ils approvisionnent. Cette situation aurait pour effet d’exclure les pharmacies des autres Etats membres de l’accès au marché de l’approvisionnement des hôpitaux allemands en médicaments et, partant, d’empêcher les médicaments provenant de ces autres Etats d’accéder au marché allemand.
La Cour de justice analyse d’abord si l’action de la Commission visant à faire déclarer les dispositions de l’Apothekengesetz contraires à l’article 28 CE constitue, à la lumière de l’article 152 CE, une atteinte à la compétence réservée des Etats membres en matière de santé publique. Elle considère que, en l’état actuel du droit communautaire, caractérisé par l’absence d’harmonisation des règles concernant l’approvisionnement des hôpitaux en médicaments, la détermination des règles pertinentes relève de la compétence des Etats membres. Toutefois, la limitation du pouvoir normatif de la Communauté dans le domaine de la santé publique n’affecte pas l’obligation des Etats membres, lorsqu’ils exercent leurs compétences, de respecter les règles du traité, en particulier les libertés de circulation (voir arrêts du 28 avril 1998, Decker, C-120/95, Rec. p. I-1831 et du 16 mai 2006, Watts, C-372/04, Rec. p. I-4325). Il s’ensuit que le recours en manquement introduit par la Commission à l’encontre de l’Allemagne a pour effet d’encadrer l’exercice, par cet Etat membre, de sa compétence réservée en matière de santé publique, en précisant les limites de son action issues des dispositions du traité relatives à la libre circulation des marchandises.
En ce qui concerne le bien-fondé du recours en manquement, la Cour examine les effets de la loi allemande sur les échanges intracommunautaires de médicaments. Elle considère que les dispositions de l’Apothekengesetz, relatives aux exigences qu’une pharmacie externe doit respecter dans le cadre d’un contrat d’approvisionnement en médicaments passé avec un hôpital, déterminent principalement les modalités selon lesquelles des médicaments peuvent être vendus et non pas les caractéristiques des médicaments. De ce fait, lesdites conditions doivent être analysées comme des modalités de vente au sens de l’arrêt Keck et Mithouard. Dans cet arrêt, la Cour de justice a énoncé deux conditions pour qu’une mesure d’effet équivalant à une restriction quantitative soit exclue du champ d’application de l’article 28 CE : que cette mesure soit indistinctement applicable et qu’elle affecte de la même manière, en droit comme en fait, la commercialisation des produits nationaux et celle des produits en provenance d’autres États membres.
La Cour constate que les paragraphes 4 à 6 de l’article 14 de l’Apothekengesetz affectent la commercialisation des médicaments en provenance d’autres Etats membres davantage que celle des médicaments nationaux. En effet, la mise en œuvre effective des obligations faites aux pharmacies externes de prendre en charge toutes les composantes de l’approvisionnement en médicaments exigerait une certaine proximité entre ces pharmacies et les hôpitaux approvisionnés. Dans le cas où un pharmacien exploitant une pharmacie dans un autre Etat membre souhaiterait passer un contrat d’approvisionnement en médicaments avec un hôpital allemand, il devrait déplacer son officine et à l’implanter à proximité de celui-ci ou à ouvrir dans cette zone une autre pharmacie, ce qui entraînerait des coûts supplémentaires par rapport à la situation des opérateurs qui se trouvent déjà à proximité de cet hôpital. Dès lors, la seconde des conditions énoncées dans l’arrêt Keck et Mithouard n’est pas remplie et la législation allemande relative aux pharmacies, en tant qu’elle empêche l’accès au marché allemand de médicaments provenant d’autres Etats membres, constitue une mesure d’effet équivalant à une restriction quantitative contraire à l’article 28 CE.
La Cour de justice analyse enfin si la restriction aux échanges intracommunautaires de médicaments causée par la législation allemande ne bénéficie pas d’une des dérogations énoncées à l’article 30 CE. C’est dans le cadre de l’examen de la justification tirée de la protection de la santé publique que les dispositions de l’Apothekengesetz échappent à la prohibition prévue par l’article 28 CE, de sorte que le recours en manquement introduit par la Commission est rejeté comme non fondé.
Le schéma d’analyse suivi par la Cour de justice est classique. Après avoir rappelé qu’il y a lieu de reconnaître aux Etats membres, dans les limites imposées par le traité, une marge d’appréciation du niveau auquel ils entendent assurer la protection de la santé publique et la manière dont ce niveau doit être atteint, la Cour examine si les dispositions litigieuses sont propre à garantir la réalisation de l’objectif poursuivi et ne vont pas au-delà de ce qui est nécessaire pour que cet objectif soit atteint.
S’agissant du caractère approprié de la mesure allemande, la Cour constate qu’en l’espèce cette condition est remplie. Les paragraphes 4 à 6 de l’Apothekengesetz, visant à conférer à un seul fournisseur toutes les composantes de l’approvisionnement d’un hôpital en médicaments, sont propres à garantir un approvisionnement sûr et de qualité et, partant, à protéger la santé publique.
S’agissant du caractère proportionnel des conditions liées à la conclusion d’un contrat d’approvisionnement en médicaments avec des pharmacies externes, la Cour observe, d’une part, que les dispositions de l’Apothekengesetz, en exigeant de la part des pharmaciens contractants qu’ils soient largement et rapidement disponibles sur place, ne font que transposer au système d’approvisionnement externe des conditions analogues à celles applicables dans le cadre du système d’approvisionnement par une pharmacie interne. Les éléments du système d’approvisionnement interne n’étaient pas remis en cause par la Commission. De plus, en soumettant le système d’approvisionnement externe aux conditions qui caractérisent le système d’approvisionnement interne, les dispositions de l’Apothekengesetz ont le mérite d’assurer un système d’approvisionnement unitaire et équilibré de tous les hôpitaux situés sur le territoire de l’Allemagne, indépendamment du type de système d’approvisionnement que ces hôpitaux utilisent.
D’autre part, la Cour observe que l’approche suivie par la Commission, selon laquelle les fonctions d’approvisionnement en médicaments, de conseil au personnel hospitalier, de sélection des médicaments et de contrôle de stocks devraient être dissociées, contraint les hôpitaux à employer des pharmaciens pour effectuer spécialement chacune de ces missions. Une telle mesure s’avérait dommageable, puisqu’elle engendrait pour les hôpitaux des charges supplémentaires, de nature à les priver de l’intérêt à recourir à un pharmacien externe. Partant, les dispositions de l’Apothekengesetz sont proportionnelles par rapport à l’objectif de protection de la santé publique, de sorte qu’un tel objectif ne pourrait pas être atteint par des interdictions ou des limitations de moins grande ampleur ou affectant de manière moindre le commerce intracommunautaire.
C’est dans une logique d’effectivité de la protection de la santé publique que la Cour de justice a œuvré dans la présente affaire. En principe, les objectifs de nature économique, visant à éviter le gaspillage des ressources financières des Etats membres, ne sont pas admis par la Cour de justice comme arguments justifiant une entrave aux libertés de circulation. En revanche, s’agissant des intérêts d’ordre économique ayant pour objectif le maintien d’un service médical et hospitalier équilibré et accessible à tous, la Cour admet qu’un tel objectif puisse également relever de l’une des dérogations pour des raisons de santé publique, dans la mesure où il contribue à la réalisation d’un niveau élevé de protection de la santé (voir arrêts du 28 avril 1998, Kohll, C-158/96, Rec. p. I-1931, point 50, et du 19 avril 2007, Stamatelaki, C-444/05, Rec. p. I-3185). Cet arrêt confirme donc le premier rang occupé par la justification tirée de la santé publique parmi les intérêts énumérés à l’article 30 CE.
Reproduction autorisée avec indication : Mihaela Nicola, "Pharmacies et libre circulation des marchandises", www.ceje.ch, actualité du 27 octobre 2008.