Dans ses conclusions dans l’affaire Gysbrechts et Santurel, rendues le 17 juillet 2008 (aff. C-205/07), l’avocat général Trstenjak plaide pour un changement de jurisprudence en matière de mesures d’effet équivalent à des restrictions quantitatives à l’exportation, interdites par l’article 29 CE.
Outre l’opportunité qu’elle offre à la Cour de justice, dans sa composition en grande chambre, de renverser une jurisprudence bien établie mais contestée, cette affaire illustre les tensions existantes entre l’objectif de protection des consommateurs et celui de la réalisation du marché intérieur. De plus, elle est l’occasion de s’interroger sur la situation prévalant en Suisse en matière de protection des consommateurs dans le cadre de contrats conclus à distance.
Le litige porte sur les sanctions pénales infligées à la société Santurel, active dans la vente par internet de suppléments alimentaires, et à son gérant M. Gysbrechts pour non respect de la loi belge sur la protection du consommateur. Il leur est reproché en particulier d’avoir violé l’article 80 de ladite législation, qui interdit d’exiger du consommateur, en cas de contrats conclus à distance, un acompte ou un paiement avant l’expiration du délai de renonciation de sept jours. Cette interdiction est interprétée par les autorités belges comme interdisant également aux fournisseurs d’exiger du consommateur le numéro de sa carte de crédit avant l’expiration du délai de renonciation. La législation belge en cause transpose la directive 97/7 du Parlement européen et du Conseil, du 20 mai 1997, concernant la protection des consommateurs en matière de contrats à distance (JO L 144 du 4.6.1997, p. 19), laquelle accorde aux consommateurs, dans le cadre des contrats à distance comme dans les contrats conclus par le biais d’internet, un délai d’au moins sept jours ouvrables pour se rétracter. Aux termes de l’article 14 de la directive 97/7, les Etats membres peuvent maintenir des dispositions plus strictes assurant un niveau de protection plus élevé pour le consommateur à condition qu’elles soient compatibles avec le traité.
Pour leur défense, les accusés allèguent que l’interdiction prévue à l’article 80 de la législation belge, telle qu’interprétée par les autorités, constitue une entrave injustifiée à la libre circulation des marchandises au sens des articles 28ss du traité CE.
Dans un premier temps, étant donné que les faits de la cause ne concernent pas l’importation d’une marchandise en Belgique mais son exportation, l’avocat général invite la Cour à refuser de statuer sur la compatibilité de la législation belge avec l’article 28 CE qui interdit les mesures d’effet équivalent à des restrictions quantitatives à l’importation. Cette disposition a été interprétée largement par la Cour comme interdisant « toute réglementation commerciale des États membres susceptible d’entraver directement ou indirectement, actuellement ou potentiellement, le commerce intracommunautaire » (arrêt Dassonville). La Commission soutenait toutefois que l’examen de la législation belge à la lumière de l’article 28 CE se justifiait car un consommateur belge acquérant une marchandise auprès d’un vendeur établi dans un autre Etat membre pourrait invoquer la loi belge en faisant valoir l’article 5 de la Convention de Rome sur la loi applicable aux obligations contractuelles (remplacée par le règlement nº 593/2008 du Parlement européen et du Conseil, du 17 juin 2008, sur la loi applicable aux obligations contractuelles (Rome I) (JO L 177, p. 6), entré en vigueur le 24 juillet 2008 et applicable dès le 17 décembre 2009), qui permet l’application des dispositions assurant un niveau de protection supérieur de la loi du pays dans lequel le consommateur a sa résidence habituelle.
Dans un second temps, l’avocat général analyse la législation belge contestée à la lumière de l’article 29 CE qui interdit les mesures d’effet équivalent à des restrictions quantitatives à l’exportation.
En premier lieu, la législation belge est appréciée sur le fondement de la jurisprudence existante, à savoir la définition restrictive des mesures d’effet équivalent à des restrictions quantitatives à l’exportation dégagée dans l’arrêt Groenveld de 1979 (aff. C-15/79). La Cour y déclarait que l’article 29 CE inclut « les mesures qui ont pour objet ou pour effet de restreindre spécifiquement les courants d’exportation et d’établir ainsi une différence de traitement entre le commerce intérieur d’un État membre et son commerce d’exportation, de manière à assurer un avantage particulier à la production nationale ou au marché intérieur de l’État intéressé, au détriment de la production ou du commerce d’autres États membres ». En l’espèce, la législation belge ne remplit pas les trois conditions pour tomber sous le coup de l’article 29 CE au sens de la jurisprudence Groenveld. Premièrement, elle ne vise pas spécifiquement les courants d’exportation. Deuxièmement, elle n’opère pas de distinction en raison du lieu de commercialisation de la marchandise et n’établit pas non plus de différence en fait entre le commerce intérieur et le commerce d’exportation. L’avocat général rejette à cet égard l’argument selon lequel il serait plus difficile de récupérer des sommes auprès de consommateurs établis dans d’autres Etats membres, en relevant l’efficacité des mesures communautaires de coopération judiciaire en matière civile. Troisièmement, étant donné que la législation belge ne fait aucune différence entre le commerce intérieur et le commerce d’exportation, aucun avantage pour la production nationale ou le marché intérieur ne saurait en résulter.
En deuxième lieu, l’avocat général propose de modifier la jurisprudence Groenveld et justifie ce changement pour trois raisons. Le premier argument réside dans l’impossibilité d’appliquer le test actuel, qui implique une comparaison entre l’incidence de la mesure litigieuse sur le marché intérieur et sur le marché d’exportation, lorsque la marchandise n’est pas vendue sur le marché intérieur. Le deuxième argument tient à la cohérence dans l’application des dispositions du traité en matière de libre circulation des marchandises. Les articles 28 et 29 du traité ont en effet le même objet et reposent sur le même principe, soit celui de l’élimination des entraves aux courants d’échanges dans le commerce intracommunautaire, de sorte qu’ils devraient être interprétés de manière homogène. Le troisième argument repose sur l’importance d’une interprétation cohérente de l’ensemble des quatre libertés fondamentales du traité. L’avocat général souligne que les autres libertés ne se limitent pas à l’interdiction des seules mesures discriminatoires mais interdisent plus largement toute restriction à leur exercice.
En troisième lieu, s’agissant du nouveau test à appliquer pour remplacer la jurisprudence Groenveld, l’avocat général privilégie la transposition à l’article 29 CE des définitions développées dans le cadre de l’article 28 CE plutôt qu’une définition nouvelle des mesures d’effet équivalent propre à l’article 29 CE et plus étroite que celle résultant de l’arrêt Dassonville. Les nouveaux critères que l’avocat général propose de prendre en considération reprennent les jurisprudences Dassonville, Cassis de Dijon et Keck et Mithouard en les adaptant à l’article 29 CE de deux manières principales. Premièrement, la définition des mesures d’effet équivalent à une restriction quantitative issue de l’arrêt Dassonville est reprise mais limitée afin d’exclure les mesures qui ne sont pas suffisamment liées à l’exportation. Ainsi, ne constitueraient pas des mesures d’effet équivalent celles qui « exercent une influence trop aléatoire et trop indirecte sur l’exportation », telles les mesures qui concernent les conditions de travail comme l’interdiction du travail de nuit. Une doctrine « de minimis » ayant toujours été niée dans le cadre des libertés de circulation, l’avocat général prend soin de préciser qu’il s’agit d’apprécier le lien de cause à effet de la mesure et de la restriction à l’exportation et non l’intensité de la restriction. Deuxièmement, la jurisprudence Keck et Mithouard selon laquelle les modalités de vente non discriminatoires échappent au domaine d’application de l’article 28 CE est transposée à l’article 29 CE, la discrimination étant appréciée entre les produits vendus sur le marché intérieur et les produits exportés vers un autre Etat membre. L’avocat général accommode toutefois la jurisprudence Keck et Mithouard, vivement contestée parmi les auteurs, et préconise de qualifier de mesures d’effet équivalent les modalités de vente qui « empêchent ou entravent directement la sortie du marché ». Une telle limitation dans l’application de la jurisprudence Keck et Mithouard se justifie, d’une part, par le fait que les critères consacrés dans cet arrêt ne sont pertinents qu’une fois que la marchandise est mise sur le marché. Les modalités de vente restreignant la sortie du marché ne devraient dès lors pas échapper à l’article 29 CE. Tel serait notamment le cas des réglementations interdisant la vente de certains produits sur internet. D’autre part, l’avocat général considère qu’il ne peut être exclu qu’une mesure nationale ait une influence de fait différente sur le produit exporté et sur le produit commercialisé sur le marché intérieur en raison de facteurs qui prennent naissance sur le marché où le produit est exporté. Les répercussions de facteurs extérieurs de ce genre ne peuvent toutefois être constatées qu’avec difficulté. Enfin, contrairement au domaine des importations, en matière d’exportations ce sont davantage les modalités de vente que les exigences relatives aux produits qui sont susceptibles de restreindre les échanges. Il convient donc de prévoir une exception à la jurisprudence Keck et Mithouard pour les modalités de vente qui restreignent directement la sortie du marché.
Appliqués au cas d’espèce, ces nouveaux principes aboutissent, selon l’avocat général, à un résultat différent s’agissant, d’une part, de l’article 80 de la loi belge sur la protection du consommateur interdisant d’exiger du consommateur un acompte ou le paiement durant le délai de renonciation et, d’autre part, de l’interdiction, résultant de l’interprétation faite de cette disposition par les autorités belges, d’exiger du consommateur le numéro de sa carte de crédit durant le délai de renonciation. L’avocat général considère qu’il s’agit dans les deux cas de modalités de vente n’opérant aucune discrimination en droit ou en fait. Ces interdictions sont toutefois susceptibles de dissuader le vendeur de vendre sa marchandise à distance étant donné qu’il se trouve dans une situation d’incertitude par rapport au paiement. Elles constituent donc des entraves à la sortie du marché en principe interdites par l’article 29 CE. Elles sont néanmoins admissibles si elles se justifient par une des raisons mentionnées à l’article 30 du traité ou une exigence impérative admise par la jurisprudence de la Cour de justice et si elles respectent le principe de proportionnalité. En l’espèce, la protection des consommateurs constitue une exigence impérative justifiant les mesures contestées. Toutefois, l’avocat général considère que l’interprétation de la législation belge faite par les autorités belges est disproportionnée. La communication du numéro de carte de crédit, avec l’obligation, sous peine d’engager la responsabilité pénale du vendeur, de ne pas l’utiliser avant l’expiration du délai de renonciation, permet en effet de créer un équilibre entre la protection du consommateur et la volonté de ne pas placer le vendeur devant le risque que l’acheteur ne paie pas.
Cette affaire est l’occasion de s’interroger sur la situation prévalant en Suisse en matière de contrats conclus à distance. Le droit suisse ne dispose pas d’une législation analogue à la directive 97/7. En outre, un droit de rétractation n’existe, en droit suisse, qu’en cas de démarchage à domicile ou de contrats semblables, conformément aux articles 40a ss CO. L’avant-projet de loi fédérale sur le commerce électronique de janvier 2001 prévoyait de modifier le code des obligations pour y introduire un droit de rétractation semblable à celui figurant dans la directive 97/7 pour les contrats conclus à distance. Toutefois, le 9 novembre 2005, à l’issue d’une procédure de consultation houleuse, le Conseil fédéral décidait que le droit en vigueur suffisait à résoudre les problèmes posés par le commerce électronique et n’a donc pas donné suite à l’avant-projet de loi.
En prévoyant d’exclure de la définition des mesures d’effet équivalent à des restrictions quantitatives à l’exportation les mesures qui exercent une influence « trop aléatoire et trop indirecte » sur l’exportation, la modification de jurisprudence proposée par l’avocat général Trstenjak reprend judicieusement un critère appliqué par la Cour pour limiter la portée de la notion d’ « entrave » aux libertés fondamentales garanties par le traité, notamment en matière de libre circulation des personnes dans l’arrêt Graf (aff. C-190/98). On peut toutefois s’interroger sur la pertinence de transposer à l’article 29 CE les principes résultant de l’arrêt Keck et Mithouard. En effet, d’une part, la principale finalité de cet arrêt controversé, soit restreindre la portée de l’interdiction de l’article 28 CE, pourrait déjà être atteinte par la limitation générale reprenant la formule de l’arrêt Graf. D’autre part, l’avocat général reconnaît que de nombreuses modalités de vente constituent des entraves à l’exportation qu’il convient d’exclure du test de l’arrêt Keck et Mithouard.
Reproduction autorisée avec indication : Diane Grisel, "La fin de la jurisprudence Groenveld en matière d’exportations ?", www.ceje.ch, actualité du 20 août 2008.