Le 26 mars 2009, la Cour de justice a rendu un arrêt dans le cadre d’un recours en manquement (affaire C-326/07) concernant les critères d’exercice des pouvoirs spéciaux détenus par l’Etat italien à l’égard de certaines entreprises privatisées.
Dans le contexte de la privatisation des entreprises nationales italiennes, le décret-loi n° 332 du 31 mai 1994, portant des dispositions pour l’accélération des procédures de cession des participations de l’Etat dans les sociétés par actions (decreto-legge n. 332/1994), a prévu l’introduction, dans les statuts des sociétés contrôlées par l’Etat, d’une clause attribuant au Ministre de l’Economie et des Finances des pouvoirs spéciaux. Premièrement, l’article 2, paragraphe 1, établit des pouvoirs d’opposition à l’acquisition, par des investisseurs, de participations importantes représentant au moins 5 % des droits de vote et à la conclusion de pactes ou d’accords entre actionnaires qui représentent au moins 5 % des droits de vote. Le Ministre peut également fixer un pourcentage inférieur au 5%. Deuxièmement, l’article 2 prévoit un droit de veto à l’adoption de décisions de dissolution de la société, de transfert de l’entreprise, de fusion, de scission, de transfert du siège social à l’étranger, de changement de l’objet social, de modification des statuts qui supprime ou modifie les pouvoirs spéciaux. Cette clause entre dans la catégorie des « actions spécifiques » (golden shares) et contribue à conserver l’influence des autorités publiques dans les sociétés opérantes dans des domaines considérés d’intérêt général. Elle a été introduite dans les statuts de plusieurs sociétés italiennes actives dans les secteurs de l’énergie et des télécommunications. Les critères d’exercice de ces pouvoirs spéciaux sont définis par le décret du président du Conseil des ministres du 10 juin 2004, portant définition des critères relatifs à l’exercice des pouvoirs spéciaux prévus à l’article 2 du décret-loi n° 332 du 31 mai 1994. L’admissibilité des pouvoirs en question se fonde sur la notion de « risque grave et réel » qui, en vertu de l’article 1, paragraphe 2, justifie concrètement l’exercice des tels pouvoirs.
La Commission européenne a demandé à la Cour de justice de constater l’incompatibilité de l’article 1, paragraphe 2, du décret de 2004 avec la liberté d’établissement (article 43 du traité CE) et avec la libre circulation des capitaux (article 56 du traité CE). Elle considère que les critères pour l’exercice des pouvoirs extraordinaires, contenus dans cet article, ne sont pas suffisamment précis. Ils laisseraient aux autorités publiques une marge d’appréciation trop grande, sans permettre aux investisseurs de connaître les situations dans lesquelles ces pouvoirs seront utilisés.
A titre liminaire, la Cour de justice rejette l’objection italienne, selon laquelle le recours serait irrecevable du fait que la Commission a étendu l’objet du litige en contestant non pas les critères figurant dans le décret de 2004 attaqué, mais les pouvoirs spéciaux instaurés par le décret-loi n° 332/1994. La Cour rappelle que l’objet d’un recours en manquement est circonscrit par l’avis motivé et la requête (voir arrêt du 24 juin 2004 Commission c. Pays-Bas, C-350/02). Dans la présente affaire, ils portent seulement sur l’article 1er, paragraphe 2, du décret de 2004, partant le recours est recevable.
Sur le fond, la Cour établit une distinction entre les pouvoirs d’opposition et les pouvoirs de veto. Suivant les conclusions de l’Avocat général Colomer, elle considère que les pouvoirs d’opposition sont à examiner au regard des articles 43 et 56 CE, alors que les pouvoirs de veto entrent exclusivement dans le champ d’application de la liberté d’établissement. En fait, le veto concerne des décisions relatives à la gestion des sociétés et ne peut donc intéresser que des actionnaires capables d’exercer une certaine influence sur les sociétés, ce qui relève de l’article 43.
S’agissant des pouvoirs d’opposition, la Cour rappelle que la libre circulation des capitaux et la liberté d’établissement peuvent être limitées en raison d’intérêts généraux, tels que l’ordre public, à condition que les mesures nationales restrictives respectent les limites fixées par le traité CE, en particulier le principe de proportionnalité (arrêts du 23 octobre 2007, Commission c. Allemagne, C-112/05, et du 14 février 2008, Commission c. Espagne, C-274/06). La Cour admet que le décret de 2004 vise à protéger des intérêts généraux comme l’approvisionnement minimal de la collectivité en ressources énergétiques et en biens essentiels, la continuité du service public, la défense nationale, la protection de l’ordre public et de la sécurité publique ainsi que les urgences sanitaires. Toutefois, elle considère trop générale la seule référence au concept indéterminé de « risque grave et réel » en tant que critère d’admissibilité. De plus, la Cour souligne l’absence de lien entre ce critère et les objectifs en raison desquels ces pouvoirs ont été attribués. En particulier, l’article 1er du décret de 2004 ne mentionne aucune circonstance spécifique et objective. Selon la Cour, la marge d’appréciation dont disposent les autorités italiennes confère un caractère discrétionnaire aux pouvoirs en question. Il en résulte un pouvoir disproportionné en relation aux objectifs poursuivis. Par conséquent, la Cour estime que rien n’assure que l’exercice des pouvoirs d’opposition sera effectué conformément aux exigences du droit communautaire, notamment de manière à garantir les libertés prévues aux articles 43 et 56 CE.
S’agissant des droits de veto, tels que prévus à l’article 2 du décret-loi n° 332 du 31 mai 1994, ils permettent d’influencer de manière certaine la gestion des sociétés concernées ainsi que de déterminer les activités et peuvent, de ce fait, restreindre la liberté d’établissement. Ils doivent dès lors être justifiés par des intérêts généraux et être proportionnés aux objectifs poursuivis, de façon analogue aux pouvoirs d’opposition. Eu regard à l’absence, dans le décret de 2004, de précisions sur les circonstances concrètes permettant d’exercer les droits en question, les investisseurs ne savent pas quand ce pouvoir de veto pourrait s’appliquer. Selon la Cour, cette indétermination laisse une marge d’appréciation trop grande aux autorités italiennes. En conséquence, aussi bien pour les droits de veto que pour les pouvoirs d’opposition, les critères d’exercice fixés par l’article 1er du décret de 2004 ne suffisent pas à garantir la liberté d’établissement.
Dans ces circonstances, la Cour de justice considère que l’Italie, du fait de l’adoption des dispositions figurant à l’article 1er, paragraphe 2, du décret du président du Conseil des ministres du 10 juin 2004, a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu des articles 43 et 56 CE. S’agissant des pouvoirs d’opposition, la Cour confirme la jurisprudence selon laquelle les pouvoirs d’intervention d’un Etat membre, qui ne sont soumis à aucune condition à l’exception d’une référence à la protection des intérêts nationaux, formulée de manière générale et sans que soient précisées les situations spécifiques dans lesquelles ces pouvoirs seront exercés, constituent une atteinte grave à la liberté de circulation des capitaux (arrêt du 4 juin 2002, Commission c. France, C-483/99).
Reproduction autorisée avec indication : Matteo Gragnani, "La réglementation italienne en matière de "golden shares" jugée contraire au droit communautaire", www.ceje.ch, actualité du 4 mai 2009.