La Cour de justice s’est souvent prononcée sur le statut des travailleurs turcs qui séjournent et exercent leurs activités professionnelles dans l’un des Etats membres de l’Union européenne. En vertu de l’accord d’association conclu avec la Turquie en 1963 et surtout des décisions du Conseil d’association dotées d’effet direct, la Cour de justice semble avoir consacré un fort rapprochement entre le statut des travailleurs turcs et celui des travailleurs des Etats membres de l’Union. L’arrêt Genc, rendu le 4 février 2010, s’inscrit dans ce courant jurisprudentiel.
En 2000, Mme Genc rejoint son époux déjà établi en Allemagne. En tant que ressortissants turcs, ils sont tenus de renouveler périodiquement leurs titres de séjour et de présenter des pièces justificatives attestant une activité professionnelle stable et continue.
En 2004, Mme Genc conclut un contrat qui prévoyait une durée de travail très réduite (un peu plus que cinq heures par semaine) et un salaire mensuel net de 175 euros, hormis les prestations sociales qu’elle percevait. Sa demande de prorogation du titre de séjour auprès des autorités allemandes a été refusée au motif de ressources financières insuffisantes. Mme Genc a formé un recours en annulation contre la décision de refus et a présenté, en 2008, un nouveau contrat à durée indéterminée qui prévoyait une activité hebdomadaire de vingt-cinq heures et un salaire mensuel net de 425 euros. Les autorités allemandes ont estimé que la décision n° 1/80 du Conseil d’association ne s’appliquait pas au cas de Mme Genc car elle n’était pas considérée par ces dernières comme appartenant au marché régulier de l’emploi. Or, en vertu de l’article 6 de ladite décision, les ressortissants turcs ayant travaillé dans un Etat membre de l’Union européenne, peuvent accéder à l’emploi de leur choix après quatre ans d’activité professionnelle continue. L’article 7 de la même décision consacre un droit similaire aux membres de la famille du travailleur turc, et précise que la période requise pour accéder à un emploi de leur choix est de cinq ans.
Doutant de l’interprétation de l’article 6 de la décision n° 1/80, le Verwaltungsgericht Berlin a adressé à la Cour de justice deux questions préjudicielles. En premier lieu, le juge allemand interroge la Cour sur la possibilité de qualifier Mme Genc de « travailleur » au sens de la décision n° 1/80. En second lieu, il demande à la Cour de se prononcer sur la liberté de circulation dont Mme Genc bénéficie en vertu de ladite décision, compte tenu de son activité professionnelle réduite et l’absence de tout caractère stable et continu.
Dans sa réponse à la première question, la Cour de justice rappelle qu’il est dans l’esprit de l’accord d’Ankara et du protocole additionnel de 1970 de transposer, autant que possible, les dispositions du traité relatives aux libertés de circulation aux ressortissants turcs. En ce sens, la Cour a réitéré la définition de « travailleur », établie dans l’arrêt Lawrie Blum (aff. C-66/85), à savoir, un rapport contractuel et hiérarchique avec un employeur, un temps déterminé d’exercice de l’activité professionnelle et une rémunération. Il est précisé que des éléments comme la durée du travail ou le montant de la rémunération ne sauraient modifier la qualité de travailleur consacrée par le droit de l’Union européenne, même si la rémunération perçue est manifestement insuffisante pour subvenir aux besoins du travailleur concerné. En revanche, les autorités nationales sont plus aptes à apprécier le caractère réel et effectif du lien de travail.
Par conséquent, la Cour estime que Mme Genc peut être qualifiée de « travailleur » au sens de sa jurisprudence constante et de l’article 6 de la décision n° 1/80. Cependant, il incombe au juge national d’apprécier l’effectivité de l’activité professionnelle exercée par la requérante.
En ce qui concerne la seconde question, la Cour souligne qu’en vertu de la primauté du droit de l’Union européenne et de l’effet direct de l’article 6 de la décision citée, les Etats membres de l’Union ne sauraient empêcher unilatéralement la réalisation de l’objectif d’intégration des ressortissants turcs qui découle de l’accord d’Ankara. La Cour rappelle que selon ladite décision les motifs légitimes justifiant le refus de prolongation d’un titre de séjour ou une mesure d’éloignement doivent être liées au comportement personnel du ressortissant turc, présentant un danger réel et actuel à l’ordre public, la sécurité et la santé publiques. Les Etats membres ne disposent d’aucune marge d’appréciation au regard desdits motifs en ce sens où ils ne peuvent pas créer d’obligations autres que celles déjà énoncées par la décision n° 1/80. Dans sa réponse à la deuxième question, la Cour considère que Mme Genc bénéficie de la libre circulation en vertu de la décision n° 1/80, sans devoir justifier l’objectif et la nature de son séjour sur le territoire d’un Etat membre de l’Union européenne.
La série d’arrêts rendue par la Cour de justice relative aux travailleurs turcs, fait apparaître la volonté de la Cour de consacrer, si non une identité, au moins une équivalence entre le statut de ces derniers et le statut des travailleurs migrants au sein de l’Union. Dans sa jurisprudence relative au regroupement familial (arrêt Sevince, C-192/89), à l’accès au marché régulier de travail (arrêt Altun, C-337/07), aux modalités administratives portant sur le droit de séjour (arrêt Sahin, C-242/06) ou à l’interprétation de la notion de travailleur comme dans la présente affaire, la Cour s’inspire très clairement de sa jurisprudence développée pour les citoyens européens.
Les arrêts comme celui de l’espèce montrent que les ressortissants d’Etats tiers peuvent bénéficier, dans des domaines précis, de droits très similaires à ceux que les citoyens européens tirent des traités et de la jurisprudence de la Cour de justice.
Reproduction autorisée avec indication : Ljupcho Grozdanovski, "Le rapprochement du régime des travailleurs turcs de celui des citoyens européens dans l’arrêt Genc", www.ceje.ch, actualité du 9 février 2010.