La grande chambre a, dans l’affaire Morgan et Bucher rendue le 23 octobre 2007, apporté sa pierre à l’édifice de la citoyenneté de l’Union européenne en privilégiant une interprétation favorable aux citoyens. L’arrêt constitue une nouvelle avancée jurisprudentielle dans ce domaine et témoigne de la volonté sans cesse plus grande du juge communautaire de conférer toujours plus de droits aux citoyens de l’Union.
Ces affaires jointes opposaient deux ressortissantes allemandes à leur administration locale. Etait en cause l’octroi d’une aide à la formation pour l’accomplissement d’études dans un établissement d’enseignement supérieur situé en dehors du territoire allemand. Les autorités administratives arguaient du non-respect par les requérantes des conditions requises pour bénéficier d’une telle allocation, conformément aux prescriptions de la loi fédérale allemande relative à l’encouragement individuel à la formation. Parmi les conditions à satisfaire, il y en est une qui faisait obstacle à l’obtention, par les requérantes, de l’aide à la formation : la loi nationale exigeait que les études effectuées en dehors de l’Allemagne constituent la continuation d’une formation suivie pendant au moins une année sur le territoire allemand. En vérité, toute la difficulté consistait à déterminer si cette condition d’une première phase d’études se justifiait au regard du droit communautaire, et en particulier des articles 17 et 18 CE. Face à un tel enjeu, le juge allemand a décidé de surseoir à statuer et d’interroger la Cour de justice sur cette question.
En premier lieu, le juge communautaire se place sur un terrain favorable aux requérantes en rappelant qu’en tant que ressortissantes allemandes, elles appartiennent à la catégorie des citoyens de l’Union européenne et peuvent, de ce seul fait, jouir des droits attachés à un tel statut. Il ajoute que les litiges en cause relèvent du champ d’application du droit communautaire, dans la mesure où ils portent tout deux sur la liberté - inscrite à l’article 18 CE - de circuler et de séjourner sur le territoire des Etats membres. Se fondant ensuite sur l’article 149, paragraphe 1er, CE, qui habilite notamment les Etats à organiser leurs systèmes éducatifs respectifs, la Cour de justice insiste sur le devoir qui leur incombe d’exercer cette compétence dans les limites fixées par le droit communautaire. Citant une jurisprudence désormais établie, la Cour de justice précise que toute règlementation nationale susceptible de désavantager certains ressortissants nationaux au motif qu’ils ont choisi d’exercer leur liberté de circuler et de séjourner dans un autre Etat membre de l’Union est constitutive d’une restriction interdite par les traités entrant directement en conflit avec l’article 18 CE. Invoquant la nécessaire sauvegarde de l’effet utile des normes communautaires, et plus spécifiquement des mesures visant à faciliter la mobilité des citoyens de l’Union, la Cour de justice condamne l’existence de législations nationales propres à dissuader leurs ressortissants de faire usage de leur droit de séjourner librement dans un autre Etat membre. Dans un tel cas de figure, ces règlementations nationales rendraient vaine toute tentative d’accroître la mobilité des étudiants, en jeu dans l’affaire sous commentaire.
Après avoir fait un tour d’horizon de la jurisprudence, la Cour de justice estime que la condition liée à l’exigence d’une première phase d’études dans une université allemande s’apparente à une restriction de la liberté de circuler et de séjourner consacrée par l’article 18 CE. En effet, la contrainte qui pèse sur l’étudiant de s’inscrire durant une année dans un établissement d’enseignement situé sur le territoire allemand dans le seul but de pouvoir percevoir une aide au titre d’une formation poursuivie dans un autre Etat de l’Union décourage, nous dit la Cour, cet étudiant d’effectuer ses études en dehors de son Etat d’origine. Le juge communautaire examine ensuite si la loi fédérale allemande répond à des considérations objectives d’intérêt général, si elle est appliquée de façon non discriminatoire et proportionnée, afin d’évaluer si la législation en cause est en mesure d’être justifiée.
Le gouvernement allemand avance quatre justifications successives, qui seront tour à tour rejetées par la Cour de justice. Dans un premier temps, la loi allemande permettrait de ne soutenir financièrement que les étudiants désireux d’achever leur formation universitaire rapidement et avec succès, manifestant ainsi leur volonté de réussite. La Cour de justice juge l’argument peu probant puisqu’aucune preuve n’a été fournie par le gouvernement allemand en ce sens, ce dernier s’étant abstenu de démontrer que la condition d’une première phase d’études accomplies en Allemagne avait pour finalité d’atteindre l’objectif poursuivi. Bien plus, le juge communautaire allègue que l’obligation d’entreprendre des études en Allemagne conditionnant l’obtention de l’aide financière implique un allongement de la durée globale des études, le caractère inadapté de la mesure étant dès lors avéré.
Poursuivant son argumentation, le gouvernement allemand soutient ensuite que la règlementation litigieuse est censée « permettre aux étudiants de vérifier s’ils ont fait le bon choix pour leurs études ». La Cour de justice écarte une nouvelle fois la justification invoquée en soulevant l’inadéquation de la mesure. En particulier, en ce qui concerne des formations dont il n’existe pas d’équivalents en Allemagne, l’exigence d’une première phase d’études dans un établissement d’enseignement situé sur le territoire national a pour conséquence de restreindre la liberté des étudiants en les contraignant à renoncer à leur désir d’entamer des études à l’étranger pour pouvoir obtenir le bénéfice de l’allocation. La non-conformité de la mesure nationale au principe de proportionnalité ne fait donc aucun doute pour la Cour de justice.
Afin d’étayer son raisonnement, le gouvernement allemand tente également de légitimer la réglementation qu’il a édicté en mettant en lumière sa volonté d’encourager les étudiants allemands à poursuivre leur formation académique dans d’autres Etats de l’Union européenne. Le juge communautaire conclut laconiquement que la restriction à la libre circulation et au séjour ne peut être justifiée sur la base des arguments présentés par la partie défenderesse.
En dernier lieu, le gouvernement allemand, soutenu par les gouvernements néerlandais et autrichiens, affirme que la ratio legis d’une telle règlementation nationale consiste à éviter que les aides allouées au titre d’une formation entièrement poursuivie en dehors de l’Allemagne ne deviennent une charge déraisonnable qui grèverait le budget national de manière excessive. Rappelant son arrêt Bidar, la Cour de justice confirme partiellement l’argumentation de la Bezirksregierung, ajoutant qu’il est parfaitement légitime d’exiger, de la part des étudiants, « un certain degré d’intégration dans la société » de l’Etat concerné pour pouvoir prétendre à une allocation. Estimant que les requérantes au principal satisfont à cette condition, dans la mesure où elles ont été élevées en Allemagne et ont bénéficié de l’éducation prodiguée par le système éducatif allemand, le juge communautaire indique que la condition d’une première phase d’études n’est pas un indicateur fiable pour déterminer le degré d’intégration de l’étudiant dans la société de l’Etat membre en cause, et conclut qu’elle est excessivement attentatoire aux libertés. Dès lors, il en résulte que la condition d’une première phase d’études, requise par la loi fédérale allemande, est incompatible avec les articles 17 et 18 CE.
En définitive, il ressort des développements qui précèdent que cette affaire a contribué à la définition progressive du statut de citoyen de l’Union européenne. C’est un véritable « statut fondamental » que le juge communautaire a peu à peu façonné, forgeant un cadre à une notion dont les contours paraissaient, à l’origine, bien flous. Conformément à la jurisprudence amorcée par l’arrêt Grzelczyk, dont la formule incantatoire a été reprise dans de nombreux arrêts ultérieurs, le juge communautaire a fini par abandonner sa frilosité initiale pour une interprétation parfois audacieuse des textes, dans l’optique de « donner de l’étoffe » au concept de citoyenneté et générer des droits nouveaux. Il est désormais difficile de nier la vocation plus politique d’une Union européenne trop souvent cantonnée à un « vaste marché ». L’« Europe des marchands » semble être dépassée. La consécration récente de droits sociaux attachés à la citoyenneté de l’Union illustre ce phénomène nouveau et préfigure peut-être une Europe fondée sur la solidarité entre les peuples qui la composent, conformément aux souhaits des Pères fondateurs.
Reproduction autorisée avec indication : Aurore Garin, "Affaire Morgan et Bucher : la construction progressive d’un véritable « statut fondamental » au profit des citoyens de l’Union européenne", www.ceje.ch, actualité du 12 novembre 2007.