Dans l’arrêt Demirkan (aff. C-221/11), la grande chambre de la Cour de justice de l’Union européenne a répondu à la question de savoir si un ressortissant turc peut se prévaloir de la clause de standstill figurant à l’article 41, paragraphe 1, du protocole additionnel, de l’accord d’association CEE-Turquie, pour contester l’obligation d’obtenir un visa, prévue par le droit national d’un Etat membre en vue d’une visite à caractère familial sur le territoire de cet Etat. L’arrêt était très attendu notamment par le milieu juridique allemand, compte tenu de la controverse existante tant dans la doctrine que dans la jurisprudence sur l’application de ladite clause à la libre prestation de services dite « passive ».
Mlle Demirkan est une ressortissante turque qui souhaite se rendre en Allemagne pour rendre visite à son beau-père, ressortissant allemand. Suite au rejet par les autorités allemandes de sa demande de visa, la requérante a introduit un recours devant la juridiction compétente. Dans le cadre de son recours, elle fait valoir qu’à la date de l’entrée en vigueur du protocole additionnel à l’égard de l’Allemagne, un séjour ayant pour objet une visite familiale n’était pas soumis, en application du droit allemand, à une obligation de visa. Dans la mesure où l’article 41, paragraphe 1, du protocole additionnel prohibe l’interdiction de nouvelles restrictions à la libre prestation de services, l’intéressée prétend à la reconnaissance d’un droit de séjour exempté de l’obligation de visa, en se bornant à invoquer la possibilité d’accéder à des prestations de services lors de son séjour en Allemagne.
Saisie d’une demande de question préjudicielle par l’Obervelwaltungsgericht Berlin-Brandenburg au sujet de l’interprétation de l’article 41, paragraphe 1, du protocole additionnel dans le cas d’espèce, la Cour de justice se réfère d’abord à l’interprétation de l’article 56 du traité FUE (les anciens articles 49 du traité CE et 59 du traité CEE). A cet égard, elle rappelle son arrêt Luisi et Carbone (aff. jtes 286/82 et 26/83), selon lequel la notion de libre prestation de services au sens dudit article couvre un déplacement soit du prestataire de services dans l’Etat membre où le destinataire est établi, soit du destinataire lui-même qui se rend dans l’Etat d’établissement du prestataire. La question se pose donc de savoir si l’interprétation de l’article 56 du traité FUE est entièrement transposable à la notion de libre prestation de services contenue dans l’article 41, paragraphe 1, du protocole additionnel.
Dans l’examen de cette question, la Cour de justice rappelle la solution retenue dans son arrêt Soysal et Savatali (aff. C-228/06), dans lequel elle a conclu à l’application de la disposition litigieuse au cas des prestataires de services de nationalité turque et refuse l’extension de son application aux restrictions à la libre prestation de services passive. Son refus découle notamment de la comparaison des objectifs et du contexte de l’accord d’association CEE-Turquie, d’une part, et de ceux des traités constitutifs, d’autre part, qui l’amène à conclure à l’existence des « différences fondamentales » entre les deux catégories de normes.
En ce qui concerne, en premier lieu, la comparaison des objectifs, la Cour de justice souligne que l’association CEE-Turquie poursuit une finalité exclusivement économique, visant à favoriser le développement économique de cet Etat tiers. Une telle limitation de la finalité de l’accord d’association aux seuls aspects économiques s’oppose à la transposition de l’interprétation de l’article 56 du traité FUE à la libre prestation de services prévue à l’article 41, paragraphe 1, du protocole additionnel, dans la mesure où les traités constitutifs reposent sur des objectifs plus étendus, tels que celui d’établir un marché intérieur, caractérisé par la libre circulation des marchandises, des personnes, des services et des capitaux.
La seconde différence fondamentale découle de la comparaison du contexte temporel dans lequel les dispositions invoquées s’insèrent. En se référant aux conclusions de l’Avocat Général Villalón, la Cour de justice constate que le régime de libéralisation de services relevant de l’association CEE-Turquie n’a pas connu le même progrès que celui prévu dans les traités. Alors que dans ce dernier cadre, la libre prestation des services, qui a initialement été conçue comme la liberté de fournir des services, a été étendue en 1984 à la libre prestation de services passive, de nombreux Etats membres ont instauré une obligation de visa pour les séjours touristiques des ressortissants turcs après l’entrée en vigueur du protocole additionnel, dans le mépris de son article 41, paragraphe 1. Dans ces circonstances, la notion de « libre prestation des services » visée à l’article 41, paragraphe 1, du protocole additionnel ne saurait être étendue à la liberté pour les ressortissants turcs, destinataires de services, de se rendre dans un Etat membre pour y bénéficier d’une prestation de service.
Cet arrêt représente un écart marqué par rapport à la jurisprudence antérieure de la Cour de justice de l’Union européenne dans laquelle elle a conclu à la transposition de l’interprétation des principes dégagés dans le cadre des traités constitutifs à l’accord CEE-Turquie. Même si la libre prestation de services du droit primaire doit, selon l’article 62 du protocole additionnel, servir de modèle dans le cadre de cet accord, celui-ci n’est pas susceptible, en l’absence d’un objectif aussi avancé que la création d’un marché intérieur, de conférer aux ressortissants turcs une protection allant au-delà de l’exercice d’une activité économique.
Reproduction autorisée avec l’indication: Mihaela Nicola, "Portée de la libre prestation de services dans l’accord d’association CEE-Turquie", www.ceje.ch, actualité du 23 octobre 2013.