En 1963, la Communauté économique européenne (CEE) et la Turquie ont signé un accord d’association, auquel, en 1970, s’est ajouté un protocole additionnel. Ce protocole prévoit, entre autres, que les parties contractantes s’engagent à amenager progressivement les conditions de participation aux marchés publics afin d’éliminer toute discrimination entre les ressortissants des Etats membres et de la Turquie établis sur le territoire des parties contractantes. La Cour de justice de l’Union européenne a pu apprécier l’état de cet « aménagement » progressif dans les relations entre l’Union et la Turquie dans l’affaire Kolin Inşaat Turizm Sanayi ve Ticaret (C-652/22).
Cette affaire s’insère dans le cadre d’un litige devant la cour administrative d’appel de Croatie opposant la société de droit turc, Kolin, à la commission de contrôle des procédures de passation des marchés publics croate quant à l’attribution d’un marché relatif à la construction d’une infrastructure ferroviaire en Croatie à un groupement de trois sociétés (groupement Strabag) par la société de droit croate HŽ Infrastruktura d.o.o. Kolin allègue que la décision d’attribution est illégale car la société adjudicatrice a invité le groupement Strabag à apporter des preuves ultérieures après l’attribution du marché en cause, en méconnaissance du principe d’égalité de traitement. Dans le cadre du litige au principal, la cour administrative d’appel de Croatie a introduit, auprès de la Cour de justice de l’Union européenne, une demande de décision préjudicielle portant sur l’interprétation des articles 36 (égalité de traitement des opérateurs économiques) et 76 (possibilité de demander aux opérateurs économiques de soumettre des documents pour l’examen de l’offre par les entités adjudicatrices) de la directive 2014/25/UE relative à la passation de marchés par des entités opérant dans les secteurs de l’eau, de l’énergie, des transports et des services postaux.
Par ailleurs, l’article 43 de cette directive prévoit que, dans la mesure où des conventions internationales liant l’Union européenne le prévoient, les entités adjudicatrices accordent aux opérateurs économiques des signataires de ces conventions un traitement non moins favorable que celui accordé aux opérateurs économiques de l’Union européenne. Cette directive a été transposée, au niveau national, par la loi croate sur les marchés publics qui, à son article 263, prévoit que l’entité adjudicatrice peut demander au soumissionnaire de produire les documents nécessaires, avant de prendre une décision dans le cadre de la procédure de passation des marchés publics.
En se penchant sur la recevabilité de la demande, la Cour de justice a examiné si le recours en cause, soumis devant une juridiction d’un Etat membre (Croatie) par un opérateur d’un pays tiers (Turquie), s’insère dans le champ d’application des règles en matière de marchés publics de l’Union européenne, telles que la directive 2014/25.
La Cour a considéré que les opérateurs économiques de pays tiers n’ayant pas conclu avec l’Union d’accords internationaux garantissant l’égalité de traitement entre les opérateurs économiques de l’Union et ceux de ces pays tiers peuvent, sauf disposition contraire, être admis à participer à une procédure de passation d’un marché public régie par la directive 2014/25. Toutefois, ces mêmes opérateurs ne peuvent pas exiger, conformément à l’article 43 de la directive, un traitement égal de leur offre par rapport à celle présentée par les soumissionnaires des États membres ainsi que par les soumissionnaires de pays tiers ayant conclu avec l’Union des accords visant à garantir un traitement non moins favorable dans le marché de l’Union européenne. En l’espèce, la Turquie n’est partie à aucun accord conférant un traitement non moins favorable à ses opérateurs économiques dans les procédures de passation de marchés publics dans l’Union vis-à-vis des opérateurs économiques établis dans l’Union. L’aménagement progressif prévu dans le protocole additionnel de l’accord d’association visant à garantir, dans le long terme, un traitement basé sur un pied de réciprocité, n’a pas eu lieu. Par conséquent, les opérateurs économiques turcs ne peuvent pas se prévaloir des articles 36 et 76 de la directive 2014/52 pour contester la décision d’attribution en cause.
La Cour a aussi examiné la question de savoir si l’affaire en cause relève des situations qui ne tombent pas dans le champ d’application du droit de l’Union mais entretiennent un lien avec ce droit par l’effet d’un « renvoi direct et inconditionnel opéré dans le droit national » aux dispositions du droit de l’Union européenne. Dans ces cas de figure, les demandes de décision préjudicielle sont recevables afin de garantir une interprétation uniforme du droit de l’Union (Dzodzi, C‑297/88 et C‑197/89 ; Baltijas Starptautiskā Akadēmija et Stockholm School of Economics in Riga, C‑164/21 et C‑318/21). Or, cette jurisprudence ne saurait s’appliquer dans le cas où les dispositions nationales transposant une directive sont adoptées par les autorités nationales en méconnaissance d’une compétence exclusive de l’UE. En l’espèce, les actes fixant les modalités de participation à ces procédures peuvent avoir des effets « directs et immédiats » sur les échanges de marchandises et de services entre les pays tiers en question et l’Union, une sphère qui relève de la politique commerciale commune (PCC) en tant que compétence exclusive de l’Union européenne en vertu de l’article 3, paragraphe 1, sous e), TFUE. La conclusion d’un accord garantissant l’accès des opérateurs de pays tiers à ces marchés sectoriels relève également de la compétence exclusive de l’Union en matière de PCC (avis 2/15, Accord de libre-échange avec Singapour). Par conséquent, seule l’Union est compétente pour adopter des actes de portée générale concernant la participation aux procédures de passation de marchés publics d’opérateurs économiques de pays tiers n’ayant pas conclu avec l’Union européenne un accord garantissant l’accès égal et réciproque à ces marchés.
En l’espèce, l’Union européenne n’a ni adopté d’actes en la matière que les Etats membres pourraient mettre en œuvre, ni habilité ces derniers à légiférer dans ce domaine de compétence exclusive de l’Union, en vertu de l’article 2, paragraphe 1, TFUE. Il revient donc à l’entité adjudicatrice (la société croate HŽ Infrastruktura d.o.o.) d’évaluer l’admission à une procédure de passation d’un marché public les opérateurs économiques d’un pays tiers n’ayant pas conclu d’accord international avec l’Union européenne garantissant l’accès égal et réciproque aux marchés publics, sans toutefois interpréter les dispositions nationales transposant la directive 2014/25 comme s’appliquant aussi à ces opérateurs, sous peine de méconnaître le caractère exclusif de la compétence de l’Union en ce domaine. La Cour de justice a jugé que l’examen de conformité à certaines exigences, telles que la transparence, des modalités de traitement des opérateurs économiques en question doit être fait à la lumière du droit national et non pas du droit de l’Union. La demande est donc jugée comme irrecevable du moment que l’interprétation des articles 36 et 76 de la directive 2014/25 découlant du droit de l’Union ne sauraient pas utiles à la résolution du litige au principal.
En conclusion, avec cette solution interprétative, la Cour de justice a confirmé que l’accès aux procédures de passation de marchés publics dans l’Union européenne pour certains opérateurs économiques n’est pas garanti. De plus, la Cour a eu une nouvelle occasion de statuer sur la répartition des compétences entre l’Union et les Etats membres dans le domaine de la politique commerciale. Cet arrêt vient enrichir la jurisprudence en la matière.
Reproduction autorisée avec la référence suivante : Sara Notario, Les opérateurs économiques de pays tiers n’ayant pas conclu d’accord international avec l’Union européenne en matière de marchés publics, actualité n° 30/2024, publiée le 8 novembre 2024, par le Centre d’études juridiques européennes, disponible sur www.ceje.ch;