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État de droit et conditionnalité des financements issus du budget de l’Union européenne

Alexandra Ferentinou , 1 avril 2022

Dans deux arrêts du 16 février 2022[1], l’assemblée plénière de la Cour de justice a rejeté les recours formés par la Hongrie et la Pologne contre le mécanisme de conditionnalité qui subordonne le bénéfice de financements issus du budget de l’Union européenne au respect par les États membres du principe de l’État de droit.

Ce mécanisme a été institué par un règlement du Parlement et du Conseil, adopté le 16 décembre 2020, visant à protéger le budget de l’Union en cas de violation du principe de l’État de droit par un État membre. Pour réaliser cet objectif, le règlement autorise le Conseil, sur proposition de la Commission, à adopter des mesures de protection telles que la suspension des paiements à la charge du budget de l’Union à l’encontre de l’État coupable de violation des principes découlant de l’État de droit.

Sans surprise, la Hongrie et la Pologne, condamnées à plusieurs reprises par les juridictions européennes pour violations de l’État de droit, ont chacune formé un recours devant la Cour de justice en demandant l’annulation de ce règlement. Les deux États, dans leurs recours respectifs, ont tenté de mettre en cause la valeur du principe de l’État de droit consacré par l’article 2 TUE et sur lequel l’Union européenne est fondée. Ces « coups », venant de l’intérieur de l’Union, portés aux valeurs de l’État de droit ont finalement été avortés par la Cour de justice.

Le principal argument de la Hongrie et de la Pologne était que l’article 7 TUE est le seul article sur la base duquel le risque de violation grave par un État membre des valeurs que contient l’article 2 TUE peut être constaté. Les deux États ont soutenu que le mécanisme de conditionnalité, fondé sur l’article 322, paragraphe 1, sous a), TFUE, instaurait une procédure parallèle ayant la même finalité que celle prévue à cet article 7, en méconnaissance de ce dernier. La procédure instaurée par ce mécanisme présente en effet un inconvénient majeur pour les gouvernements de ces deux pays : elle n’exige pas un vote à l’unanimité au sein du Conseil européen pour faire constater une violation des principes découlant de l’État de droit. Conformément à ce règlement, cette décision devra être prise par le Conseil, sur proposition de la Commission, à la majorité qualifiée. La Hongrie ne pourra ainsi pas s’opposer à l’adoption d’une décision contre la Pologne et inversement. Selon la Hongrie, ce règlement répond finalement à l’intention du législateur de l’Union de « fournir une voie « plus facile », « plus rapide » et « plus efficace » pour constater et sanctionner des violations des principes de l’État de droit » ce qui est, selon elle, contraire au droit de l’Union européenne.

La Cour de justice a rappelé que le respect par un État membre des valeurs que contient l’article 2 TUE constitue « une condition pour la jouissance de tous les droits découlant de l’application des traités à cet État membre » et précisé, par une formule fort heureuse, que « le respect de ces valeurs ne saurait être réduit à une obligation à laquelle un État candidat est tenu en vue d’adhérer à l’Union et dont il pourrait s’affranchir après son adhésion ». Selon la Cour, les valeurs que contient l’article 2 TUE sont partagées par les États membres et définissent l’identité même de l’Union en tant qu’ordre juridique commun. Ainsi, l’Union doit être en mesure, dans les limites de ses attributions prévues par les traités, de défendre lesdites valeurs.

La Cour de justice conclut que la bonne exécution du budget de l’Union et les intérêts financiers de l’Union peuvent être gravement compromis par des violations de l’État de droit commises dans un État membre. Ces violations peuvent avoir pour conséquence, notamment, l’absence de garantie que des dépenses couvertes par le budget de l’Union satisfont à l’ensemble des conditions de financement prévues par le droit de l’Union et, partant, répondent aux objectifs poursuivis par l’Union lorsqu’elle finance de telles dépenses. Il y a ainsi un lien manifeste entre le respect de la valeur de l’État de droit, d’une part, et la bonne exécution du budget de l’Union, d’autre part.

Dans ce cadre, un « mécanisme de conditionnalité » horizontale, tel que celui institué par le règlement attaqué, qui subordonne le bénéfice de financements issus du budget de l’Union au respect par l’État membre des principes de l’État de droit, relève de la compétence conférée par l’article 322, paragraphe 1, sous a), TFUE à l’Union d’établir des « règles financières » relatives à l’exécution du budget de l’Union.

La Cour de justice a considéré que le « mécanisme de conditionnalité » ne vise pas à contourner l’article 7 TUE dans la mesure où il poursuit une finalité distincte en établissant une procédure différente. L’article 7 TUE vise à sanctionner les atteintes portées à l’ensemble des valeurs que contient l’article 2 TUE et aboutit à une suspension des droits de vote de l’État incriminé au sein des institutions. Le régime général de conditionnalité établi par le règlement attaqué ne concerne en revanche que les violations de l’État de droit menaçant la bonne exécution du budget de l’Union européenne et n’aboutit qu’à une suspension du versement des fonds européens.

La Cour de justice, répondant à une argumentation des gouvernements hongrois et polonais, a souligné que les principes figurant dans le règlement, en tant qu’éléments constitutifs de la notion de l’État de droit, n’ont rien d’abstrait ni ne constituent de notions vidées de sens juridique. Premièrement, les éléments constitutifs de la valeur de l’État de droit ont amplement été développés dans la jurisprudence de la Cour de justice. Deuxièmement, ces principes trouvent leur source dans des valeurs communes reconnues et appliquées également par les États membres dans leurs propres ordres juridiques. Troisièmement, les valeurs de l’État de droit, contenues dans l’article 2 TUE, se concrétisent dans diverses dispositions des traités constitutifs et de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne mais aussi dans divers actes de droit dérivé. Les États membres sont par conséquent à même de déterminer avec suffisamment de précision le contenu essentiel ainsi que les exigences découlant de chacun de ces principes.

La valeur de l’État de droit se matérialise par la protection juridictionnelle effective, consacrée à la fois en tant que principe fondamental par l’article 19 TUE et de droit fondamental par l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux. L’exercice de ce droit implique l’indépendance des juridictions nationales, valeur que la Pologne et la Hongrie ne respectent pas systématiquement[2]. Les deux États membres devront se conformer à ce principe fondamental et inhérent à l’État de droit s’ils souhaitent continuer à bénéficier de financements issus du budget de l’Union européenne.

Alexandra Ferentinou, État de droit et conditionnalité des financements issus du budget de l’Union européenne, actualité du CEJE n° 9/2022, 1 avril 2022, disponible sur www.ceje.ch



[1] CJUE, 16 février 2022, Hongrie c/ Parlement et Conseil, aff. C-156/21, ECLI:EU:C:2021:974 et CJUE, 16 février 2022, Pologne c/ Parlement et Conseil, aff. C-157/21, ECLI:EU:C:2022:98.

[2] Voir par exemple CJUE, 24 juin 2019, Commission c/ Pologne (Indépendance de la Cour suprême), aff. C-619/18, ECLI:EU:C:2019:531 ;  CJUE, 5 novembre 2019, Commission c/ Pologne (Indépendance des juridictions de droit commun), aff. C-192/18, ECLI:EU:C:2019:924 ; CJUE, 15 juillet 2021, Commission c/ Pologne (Régime disciplinaire des juges), aff. C-791/19, ECLI:EU:C:2021:596 ; Cour EDH, 23 juin 2016, Baka c. Hongrie, req. n° 20261/12.