Dans l’arrêt du 10 septembre 2024, aff. C-351/22 Neves 77 Solutions, la Cour de justice a reconnu sa compétence pour interpréter, dans le cadre d’un renvoi préjudiciel, des mesures restrictives de portée générale arrêtées dans le contexte de la PESC. Le litige au principal concernait Neves 77 Solutions, une société roumaine du secteur aéronautique, qui a servi d’intermédiaire dans une transaction entre une entreprise ukrainienne, SFTE Spetstechnoexport, et une entreprise indienne pour la vente de 32 stations radio, dont 20 fabriquées en Russie. Les activités de courtage liées à ces produits étaient visées par l’interdiction de fournir à un opérateur en Russie des services de courtage en rapport avec des équipements militaires, prévue à l’article 2, paragraphe 2, sous a), de la décision 2014/512, que l’Union européenne a adoptée en réponse aux actions de la Russie visant à déstabiliser la situation en Ukraine. Cela a conduit les autorités roumaines à infliger à Neves une amende et à confisquer la somme perçue pour ces services. Neves a contesté cette décision devant une juridiction nationale qui a décidé de saisir la Cour de justice de l’Union européenne à titre préjudiciel. Cette dernière a souhaité savoir si la décision 2014/512, lue à la lumière de l’article 17 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ainsi que des principes de sécurité juridique et de légalité des peines, s’opposait aux mesures nationales en l’espèce.
Avant de statuer sur le fond, la Cour de justice s’est penchée sur sa compétence. Elle a rappelé que, conformément à l’article 24, paragraphe 1, second alinéa, dernière phrase, TUE et à l’article 275, premier alinéa, TFUE, la Cour n’est, en principe, pas compétente en ce qui concerne les dispositions relatives à la PESC ainsi que les actes adoptés sur leur base. Ce principe comporte toutefois deux exceptions : la compétence de la Cour pour contrôler, d’une part, le respect de l’article 40 TUE et, d’autre part, la légalité des décisions du Conseil, adoptées sur le fondement des dispositions relatives à la PESC, qui prévoient des mesures restrictives à l’égard de personnes physiques ou morales. S’agissant de cette dernière hypothèse, la Cour avait déjà précisé que c’est la nature individuelle de ces actes qui, conformément aux termes de l’article 275, second alinéa, TFUE, ouvre l’accès aux juridictions de l’Union (aff. C-72/15 Rosneft). En revanche, le champ d’application de la décision 2014/512 était défini par référence à des critères objectifs, constituant ainsi une mesure de portée générale qui ne relevait pas des mesures restrictives visées à l’article 275, second alinéa, TFUE.
Toutefois, la Cour de justice a constaté que sa compétence ne se trouvait aucunement limitée s’agissant d’un règlement du Conseil adopté sur le fondement de l’article 215, paragraphe 1, TFUE, qui donne effet aux positions de l’Union arrêtées dans le contexte de la PESC concernant l’interruption ou la réduction des relations économiques et financières avec un pays tiers. Elle a ajouté que même si, dans l’hypothèse couverte par ce paragraphe, le Conseil se trouve en situation de compétence liée, l’interdiction de fournir des services de courtage prévue à l’article 2, paragraphe 2, sous a), de la décision 2014/512 n’avait pas été mise en œuvre dans un règlement à la date des faits en cause au principal. Pour la Cour de justice, la possibilité de saisir la Cour à titre préjudiciel concernant un règlement adopté sur le fondement de l’article 215, paragraphe 1, TFUE doit être ouverte à l’égard de toutes les dispositions qu’il aurait incombé au Conseil d’inclure dans un tel règlement et qui servent de fondement à une mesure nationale de sanction prise à l’égard des tiers. La Cour a conforté cette interprétation par l’objectif de la procédure du renvoi préjudiciel, « clef de voûte » du système juridictionnel de l’Union, qui est d’assurer une application uniforme du droit de l’Union par les juridictions nationales. L'interdiction de fournir des services de courtage en rapport avec des équipements militaires, prévue à l'article 2, paragraphe 2, sous a), de la décision 2014/512, relevant des mesures nécessaires, au sens de l'article 215, paragraphe 1, TFUE, la Cour s'est déclarée compétente pour répondre aux questions préjudicielles.
La Cour de justice a ensuite procédé à l’interprétation de l’article 2, paragraphe 2, sous a), de la décision 2014/512. Dans un premier temps, elle s'est interrogée sur la question de savoir si l’interdiction de fournir des services de courtage énoncée à cette disposition était applicable même lorsque les équipements militaires faisant l’objet de l’opération de courtage concernée n’avaient jamais été importés sur le territoire d’un État membre. Vu les objectifs poursuivis par cette décision, à savoir la protection de l’intégrité territoriale, de la souveraineté et de l’indépendance de l’Ukraine, la Cour a considéré que cette question mérite une réponse affirmative.
Dans un second temps, la Cour a examiné la question de savoir si l’article 2, paragraphe 2, sous a), de la décision 2014/512, lu à la lumière du droit de propriété consacré à l’article 17 de la Charte des droits fondamentaux ainsi que des principes de sécurité juridique et de légalité des peines, s’oppose à une mesure nationale de confiscation de la totalité du produit d’une opération de courtage visée à cet article 2, paragraphe 2, sous a). La Cour de justice avait considéré qu’en l’absence d’harmonisation dans le domaine des sanctions applicables en cas d’inobservation des conditions prévues par un régime institué par cette législation, les États membres doivent veiller à ce que les violations du droit de l’Union soient sanctionnées dans des conditions analogues à celles applicables aux violations du droit national d’une nature et d’une importance similaires et que les mesures de sanction aient un caractère effectif, proportionné et dissuasif. S’agissant du droit de propriété garanti par l’article 17 de la Charte, la Cour de justice avait considéré que ce droit n’est pas une prérogative absolue et son exercice peut faire l’objet de restrictions justifiées par des objectifs d’intérêt général poursuivis par l’Union. La Cour a ensuite examiné la mesure nationale en question et en a conclu que les dispositions du droit de l’Union européenne susmentionnées ne s’y opposaient pas.
Cet arrêt s’inscrit dans la jurisprudence de la Cour de justice concernant sa compétence juridictionnelle en matière de mesures restrictives. Bien que le traité n’admette explicitement la compétence de la Cour que pour contrôler la légalité des mesures restrictives à portée individuelle dans le cadre du recours en annulation, la Cour de justice avait déjà eu l’occasion de préciser que sa compétence s’étend également au contrôle des mesures restrictives de portée individuelle par le biais d’un renvoi préjudiciel en validité (aff. C-72/15 Rosneft) et d’un recours en dommages (aff. C-134/19 P Bank Refah). Par l’arrêt Neves, la Cour de justice ajoute qu’elle est compétente pour interpréter, dans le cadre d’un renvoi préjudiciel en interprétation, une mesure restrictive de portée générale, pour autant qu’il incombe au Conseil de mettre en œuvre cette mesure, qui sert de fondement à des mesures nationales de sanction imposées à une personne physique ou morale, dans un règlement au titre de l’article 215 TFUE. Ce faisant, la Cour de justice œuvre à respecter les limites de sa compétence telle qu’elle résulte des traités, tout en veillant à ce que l’unité de l’ordre juridique de l’Union ne soit compromise.
Reproduction autorisée avec la référence suivante : Mateusz Miłek, Interprétation des mesures restrictives de portée générale arrêtées dans le contexte de la PESC, actualité n° 26/2024, publiée le 1 octobre 2024, par le Centre d’études juridiques européennes, disponible sur www.ceje.ch