Dans un avis très attendu, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a confirmé, le 30 avril 2019, la compatibilité avec les traités du mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États (mécanisme RDIE) prévu dans l’accord économique et commercial global entre le Canada et l’Union européenne (AECG). L’avis 1/17 dissipe les doutes sur la compatibilité du mécanisme de règlement des différends de l’AECG et renforce la politique commerciale commune de l’Union européenne. Il soulève toutefois aussi de nouvelles interrogations en matière de relations extérieures de l’Union européenne.
La Cour de justice examine dans un premier temps la compatibilité du mécanisme RDIE avec le principe de l’autonomie de l’ordre juridique de l’Union européenne. Le raisonnement est particulièrement intéressant car la Cour considère que le mécanisme RDIE garantit bien ladite autonomie, contrairement à ce qui avait été considéré pour le système unifié de règlement des litiges en matière de brevets (avis 1/09) ou l’adhésion de l’Union européenne à la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH, avis 2/13). Pour conclure à la compatibilité du mécanisme RDIE, la Cour établit, d’abord, que les tribunaux qui seront établis ne seront pas habilités à interpréter ou à appliquer des dispositions du droit de l’Union européenne autres que celles de l’AECG et, ensuite, que les sentences rendues n’empêcheront pas les institutions de fonctionner conformément au cadre constitutionnel de l’Union européenne (points 119-120).
Quant au premier aspect, la Cour se base sur plusieurs dispositions de l’AECG qui affirment que l’accord sera interprété en conformité avec la Convention de Vienne sur le droit des traités et les autres règles de droit international applicables entre les Parties et que le droit interne ne sera pris en compte qu’en tant que question de fait. La Cour conclut, de manière assez vague, qu’il n’était pas « dans l’intention des Parties » de conférer au tribunal une compétence d’interprétation du droit interne (point 133). Si la réponse est claire pour le cas d’espèce, cela pose des questions quant au test à suivre, de manière générale, pour vérifier le respect de l’autonomie de l’ordre juridique de l’Union européenne. Le raisonnement de la Cour sur ce point est intéressant parce qu’il précise également les circonstances dans lesquelles la CJUE doit pouvoir être saisie à titre préjudiciel. Si la possibilité d’introduire un renvoi préjudiciel avait été exigée dans l’avis 1/09 et dans l’arrêt Achmea, la Cour signale ici que cela ne serait pas cohérent dans le cadre de l’AECG, le mécanisme RDIE étant totalement extérieur au système juridictionnel de l’Union européenne (point 134).
Concernant la deuxième condition, il est établi que le cadre constitutionnel de l’Union européenne est préservé en ce que les institutions pourront toujours légiférer dans l’intérêt public. Ainsi, si une mise en balance entre les intérêts des investisseurs et les intérêts publics est prévisible dans les sentences rendues par les tribunaux du mécanisme RDIE, de nombreuses dispositions garantissent le droit des Parties de « réglementer ». Elle conclut que « les Parties ont pris le soin d’exclure toute compétence, pour ces tribunaux, de remettre en cause les choix démocratiquement opérés au sein d’une Partie en matière, notamment, de niveau de protection de l’ordre public, de la sécurité publique, de la moralité publique, de la santé et de la vie des personnes et des animaux, de l’innocuité alimentaire, des végétaux, de l’environnement, du bien-être au travail, de la sécurité des produits, des consommateurs ou encore des droits fondamentaux » (point 160). La référence aux procédures démocratiques contenue dans cette phrase semble vouloir apaiser les craintes de la société civile à l’encontre de l’AECG.
La suite de l’examen de la Cour de justice porte sur la compatibilité du mécanisme RDIE de l’AECG avec la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (la Charte). Il s’agit de la deuxième fois, après l’avis 1/15 sur l’accord sur les données des passagers aériens, que la Cour analyse la compatibilité d’un accord international par rapport à la Charte. La Cour prend d’ailleurs bien soin de se référer à la compatibilité de l’accord envisagé avec « le droit primaire de l’Union » (point 245). L’avis 1/17 confirme donc l’importance du respect des droits fondamentaux par les accords internationaux conclus par l’Union européenne.
À ce sujet, la Cour examine, d’une part, la compatibilité du mécanisme RDIE avec l’article 20 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (la Charte), l’article 21 ayant également été invoqué mais ne s’appliquant pas lors d’une différence de traitement entre ressortissants des États membres et ressortissants d’États tiers (points 168-169). Cependant, l’analyse relative à ce droit se limite à la compatibilité des règles concernant l’imposition d’amendes contenues dans l’AECG avec les règles européennes en droit de la concurrence (point 178).
La prise de position de la Cour porte, d’autre part, sur la compatibilité du mécanisme RDIE avec le droit d’accès à un tribunal indépendant tel qu’établi à l’article 47 de la Charte. L’avis met en lumière les différences entre le mécanisme en vigueur dans l’AECG et les règles traditionnelles en matière d’arbitrage. Le système a évolué, notamment, avec l’instauration de tribunaux indépendants, impartiaux et permanents ainsi qu’avec la mise en place d’un mécanisme d’appel garantissant la cohérence des décisions du tribunal de première instance. La Cour analyse ensuite ce qu’elle appelle le « fardeau financier » inhérent à l’introduction d’une procédure devant les tribunaux du mécanisme RDIE. Ce fardeau peut décourager les personnes physiques ainsi que les petites et moyennes entreprises d’introduire une telle procédure. Si de telles difficultés sont bel et bien présentes, la déclaration n° 36 de l’accord affirme que, soit le Comité mixte, soit la Commission adoptera des mesures pour faciliter l’accès aux procédures des personnes à faibles revenus. Une telle déclaration, constate la Cour, « suffit, dans le cadre de la présente procédure d’avis, pour conclure que l’AECG, en tant qu’ « accord envisagé », au sein de l’article 218, paragraphe 11, TFUE, est compatible avec l’exigence d’accessibilité desdits tribunaux » (point 219).
La Cour de justice conclut que le mécanisme RDIE est bien compatible avec le droit primaire de l’Union européenne. Cette approche peut être qualifiée de pragmatique puisqu’elle préserve les accords commerciaux récemment négociés par l’Union européenne avec des États tiers. Cette prise de position laisse également la voie libre à l’Union européenne pour négocier la mise en place d’un tribunal multilatéral d’investissements, lequel semble également être considéré compatible avec le droit de l’Union (point 118). De ce point de vue, cet avis renforce la position de l’Union européenne dans les relations commerciales avec des États tiers. L’avis 1/17 comporte également un nouveau rapport au droit international puisque la Cour signale que la compétence de l’Union en matière de relations internationales comporte « la faculté de se soumettre aux décisions d’une juridiction créée ou désignée en vertu de tels accords » (point 106) et que la compétence de la CJUE pour interpréter et appliquer un accord international « ne prévaut ni sur celle des juridictions des États tiers avec lesquels ces accords ont été conclus ni sur celle des juridictions internationales que de tels accords instaurent » (point 116). Ces affirmations semblent donc préciser les rapports hiérarchiques entre le droit international et le droit de l’Union européenne. Mis à part les réponses aux questions relatives au mécanisme RDIE de l’AECG posées par le Royaume de Belgique, l’avis 1/17 précise, de manière plus globale, les contours du droit de l’action extérieure de l’Union européenne et, ce faisant, ouvre des pistes pour de futures réflexions dans ce domaine.
Elisabet Ruiz Cairó, « Avis 1/17: compatibilité du mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États de l’accord CETA avec le droit primaire », Actualité du 6 mai 2019, www.ceje.ch