Dans un arrêt du 25 février 2025, (affs jointes C-146/23 et C-374/23 Adoreikė), la Cour de justice de l'Union européenne, réunie en grande chambre, s'est prononcée sur les exigences, découlant du droit de l’Union européenne, relatives à la rémunération des juges nationaux.
Ce jugement fait suite à des questions préjudicielles introduites, sur le fondement de l’article 267 TFUE, par les juridictions polonaises et lituaniennes. Celles-ci ont été saisies de recours introduits par des juges nationaux qui ont contesté la légalité des règles nationales encadrant la fixation de leur rémunération. En Pologne, une loi fixe le traitement de base des juges de manière objective, en fonction du salaire moyen communiqué par l’Office central des statistiques. Néanmoins, en raison des contraintes budgétaires liées à la pandémie de Covid-19 et à l’agression de l’Ukraine par la Russie, trois lois périodiques ont modifié cette méthode de calcul, entraînant un gel de la revalorisation de la rémunération des juges pour les années 2021, 2022 et 2023. En Lituanie, la rémunération des juges est déterminée annuellement par les pouvoirs législatif et exécutif, en tenant compte de critères objectifs tels que le taux d’inflation annuel et le salaire minimum. Estimant ces règles contraires au principe d’indépendance des juges, tel qui découle de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, lu en combinaison avec l’article 2 TUE, les juges nationaux concernés les ont contestées devant les juridictions de renvoi.
Saisie sur renvois préjudiciels, la Cour de justice a d’abord précisé que ni l’article 2 TUE, selon lequel l’Union est fondée sur la valeur du respect de l’État de droit, ni l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, selon lequel les États membres établissent les voies de recours nécessaires pour assurer une protection juridictionnelle effective dans les domaines couverts par le droit de l’Union, n’imposent aux États membres un modèle constitutionnel précis régissant les rapports entre les différents pouvoirs étatiques. Toutefois, dans le choix de leur modèle constitutionnel respectif, les États membres sont tenus de se conformer aux exigences du droit de l’Union, y compris le principe d’indépendance des juges, tel qu’il découle des dispositions précitées. A cet égard, la Cour a rappelé que la perception par les juges d’une rémunération dont le niveau correspond à l’importance de leurs fonctions constitue une garantie inhérente à leur indépendance.
Cela étant, le seul fait que les pouvoirs législatif et exécutif d’un État membre soient impliqués dans la détermination de la rémunération des juges n’est pas, en tant que tel, de nature à créer une dépendance des juges à l’égard de ces pouvoirs ni à engendrer des doutes quant à leur indépendance ou à leur impartialité. A la lumière de ces considérations, la Cour de justice a formulé un certain nombre d’exigences auxquelles les modalités de détermination de la rémunération des juges doivent se conformer. Premièrement, il importe que ces modalités soient établies par la loi en étant objectives, prévisibles, stables et transparentes, de façon à exclure toute intervention arbitraire des pouvoirs législatif et exécutif de l’État membre concerné. Deuxièmement, le niveau de rémunération des juges doit être suffisamment élevé, eu égard au contexte socio-économique de l’État membre concerné, pour leur conférer une indépendance économique certaine de nature à les protéger contre le risque que d’éventuelles interventions ou pressions extérieures puissent nuire à la neutralité des décisions qu’ils doivent prendre. Troisièmement, les modalités de détermination de la rémunération des juges doivent pouvoir faire l’objet d’un contrôle juridictionnel effectif. Si, pour la Cour, ces exigences semblent être prima facie respectées en l’espèce, il appartiendra néanmoins aux juridictions de renvoi de les vérifier.
Cet arrêt s’inscrit dans la continuité d’une jurisprudence de la Cour, entamée avec l’arrêt Associação Sindical dos Juízes Portugueses (aff. C-64/16), qui a marqué une étape clé dans la protection de l’indépendance des juges nationaux en droit de l’Union européenne. Dans cet autre arrêt, la Cour avait affirmé que tout juge national susceptible d’appliquer le droit de l’Union devait bénéficier des garanties d’indépendance en vertu de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, indépendamment de la situation dans laquelle les États membres « mettent en œuvre le droit de l’Union » au sens de l’article 51, paragraphe 1, de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Avec le jugement du 25 février dernier, la Cour réaffirme que l’indépendance des juges nationaux ne saurait être menacée, même sous prétexte de contraintes budgétaires. Cependant, en laissant une large marge d’appréciation aux États membres quant à la détermination des modalités de rémunération des juges, la Cour semble suggérer que seules des atteintes manifestes et structurelles à l’indépendance du judicaire pourraient être jugées contraires au droit de l’Union. Cet arrêt illustre ainsi l’équilibre recherché entre le respect des compétences nationales en matière de gestion budgétaire et d’organisation de la justice, d’une part, et la nécessité d’assurer l’indépendance des juges nationaux en tant que « juges de droit commun » du système juridique de l’Union (avis 1/09), d’autre part.
Reproduction autorisée avec la référence suivante : Mateusz Miłek, Exigences du droit de l’Union européenne relatives à la fixation de la rémunération des juges nationaux, actualité n° 7/2025, publiée le 6 mars 2025, par le Centre d’études juridiques européennes, disponible sur www.ceje.ch;