Dans l’arrêt du 20 février 2024, X (Absence de motifs de résiliation), aff. C-715/20, la Cour de justice, réunie en grande chambre, a jugé qu’une réglementation nationale prévoyant la communication des motifs de licenciement aux seuls travailleurs à durée indéterminée instaure une différence de traitement par rapport aux travailleurs à durée déterminée, laquelle est prohibée par la clause 4 de l’accord-cadre sur le travail à durée déterminée, annexée à la directive 1999/70/CE du Conseil du 28 juin 1999 concernant l’accord-cadre CES, UNICE et CEEP sur le travail à durée déterminée. La réglementation nationale porte atteinte au droit fondamental à un recours effectif, consacré à l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. La juridiction nationale saisie d’un litige opposant des particuliers est tenue de laisser inappliquée une telle réglementation nationale lorsqu’il ne lui est pas possible de l’interpréter de manière conforme au droit de l’Union européenne.
En l’espèce, une juridiction polonaise a été saisie d’un litige opposant K.L., un travailleur employé à durée déterminée et X, son ancien employeur. Ce dernier a résilié le contrat avec préavis d’un mois sans indiquer les motifs de sa décision. Une telle démarche de la part de l’employeur était conforme à l’article 30, paragraphe 4, du code du travail polonais en vertu duquel un employeur n’est tenu de motiver par écrit la résiliation avec préavis que d’un contrat de travail à durée indéterminée. Dans ce contexte juridique et factuel, le juge polonais a décidé de saisir la Cour de justice d’un renvoi préjudiciel afin de savoir si l’interdiction de discrimination, énoncée à la clause 4 de l’accord-cadre sur le travail à durée déterminée, s’opposait à la disposition nationale en cause. Dans l’affirmative, la juridiction de renvoi souhaitait également savoir si ladite clause de l’accord-cadre était invocable dans le cadre d’un litige opposant des particuliers.
A titre liminaire, la Cour de justice devait assurer si la mesure nationale en cause relevait du champ d’application de la clause 4 de l’accord-cadre. Cette dernière disposition, qui établit l’interdiction d’un traitement moins favorable des travailleurs à durée déterminée par rapport à celui réservé aux travailleurs à durée indéterminée, ne concerne que les « conditions d’emploi » des travailleurs. Dans la continuité de sa jurisprudence Consulmarketing (aff. C‑652/19) et Vernaza Ayovi(aff. C‑96/17), la Cour de justice a constaté que le régime de résiliation d’un contrat de travail en cas de licenciement, tel que celui prévu par la législation nationale en cause, relevait de la notion de « conditions d’emploi », au sens de l’article 4 de l’accord-cadre.
Ayant établi l’applicabilité de l’article 4 de l’accord-cadre, la Cour de justice a constaté que, sous réserve de l’appréciation des faits par la juridiction de renvoie, la réglementation en cause au principal conduisait à une différence de traitement constitutive d’un traitement moins favorable des travailleurs à durée déterminée par rapport aux travailleurs à durée indéterminée.
Dans sa défense, le gouvernement polonais a argumenté que la différence de traitement était justifiée par des « raisons objectives », au sens de la clause 4 de l’accord-cadre. A cet égard, ce gouvernement a invoqué l’arrêt du Tribunal constitutionnel de Pologne qui, lors du contrôle de constitutionnalité de l’article 30, paragraphe 4, du code de travail polonais avec le principe de non-discrimination consacré dans la Constitution polonaise, a considéré que la distinction en ce qui concerne l’exigence de motivation était justifiée par l’objectif légitime d’une « politique sociale nationale visant le plein emploi productif ». En effet, selon cet argument, des contrats de durée déterminée, de par leur nature temporaire, contribuent à une plus grande flexibilité du marché du travail et sont susceptibles de contribuer au plein emploi. Afin de garantir cette flexibilité, des travailleurs à durée déterminée ne devraient pas bénéficier du même niveau de protection contre la résiliation du contrat de travail que celui dont bénéficient les travailleurs à durée indéterminée.
La Cour de justice a écarté cet argument. Selon sa jurisprudence constante, la notion de « motifs objectifs », au sens de la clause 4 de l’accord-cadre, requiert que la différence de traitement constatée soit justifiée par l’existence d’éléments précis et concrets, caractérisant la condition d’emploi concernée. Tel n’est pas le cas de l’argument invoqué par le gouvernement polonais qui s’apparente plutôt à un critère qui, de manière générale et abstraite, fait référence exclusivement à la durée même de l’emploi. De surcroît, pour la Cour de justice, la législation en cause n’apparaissait pas comme étant nécessaire au regard de l’objectif du plein emploi sur le marché du travail. Étant donné que l’obligation de communication au travailleur des motifs de la résiliation du contrat de travail n’affecte pas la faculté même de licencier ledit travailleur, une telle exigence ne saurait altérer la flexibilité de l’emploi à durée déterminée.
S’agissant, deuxièmement de l’invocabilité de la clause 4 de l’accord-cadre, la Cour de justice a rappelé que la juridiction nationale, saisie d’un litige opposant des particuliers, est tenue d’interpréter l’ensemble des règles du droit national, dans la mesure du possible, à la lumière du texte et de la directive applicable en l’espèce. Lorsque l’interprétation conforme n’est pas possible, le juge national est tenu d’écarter l’application de toute disposition du droit national contraire au droit de l’Union européenne ayant un effet direct. Or, les directives ne liant que « tout Etat membre destinataire », en vertu de l’article 288, paragraphe 3, TFUE, elles ne sauraient être invocables à l’égard d’un particulier. Par conséquent, bien que la disposition prévue à la clause 4 de l’accord-cadre apparaisse inconditionnelle et suffisamment précise, la juridiction nationale n’est pas contrainte de laisser inappliqué l’article 30, paragraphe 4, du code du travail polonais sur le seul fondement que cette disposition est contraire à la clause 4 de l’accord-cadre.
Toutefois, la Cour de justice a constaté que lorsqu’un Etat membre adoptait une réglementation précisant et concrétisant les conditions d’emploi qui sont régies par la clause 4 de l’accord-cadre, cet Etat « mettait en œuvre le droit de l’Union », au sens de l’article 51, paragraphe 1, de la Charte, et doit garantir le respect les dispositions de celle-ci. A cet égard, la Cour de justice a remarqué qu’en vertu de la réglementation nationale en cause le travailleur à durée déterminée se voyait privé de la possibilité, dont bénéficiait pourtant le travailleur à durée indéterminée, de connaître d’emblée les motifs de son licenciement et, partant, d’évaluer au préalable s’il convient d’agir en justice contre la décision de résiliation de son contrat de travail. Contrairement aux conclusions de l’avocat général G. Pitruzella, la Cour de justice a conclu que la différence de traitement qu’instaure le droit national porte atteinte à un recours effectif consacré à l’article 47 de la Charte. Or, cette dernière disposition est dotée d’un effet direct horizontal (Egenberger, aff. C‑414/16). A la lumière de ces considérations, la Cour de justice a jugé que la juridiction nationale serait tenue de laisser, dans la mesure nécessaire, inappliqué l’article 30, paragraphe 4, du code du travail polonais qui oblige un employeur à motiver sa décision du licenciement seulement en cas de résiliation du contrat de travail à durée indéterminée.
L’affaire X (Absence de motifs de résiliation) s’inscrit dans une riche ligne de jurisprudence concernant l’absence d’effet direct horizontal des directives de l’Union européenne. Comme la Cour de justice l’a rappelé à plusieurs reprises, étendre l’invocabilité des directives au domaine des rapports entre les particuliers reviendrait à reconnaître à l’Union européenne le pouvoir d’édicter avec effet immédiat des obligations à la charge des particuliers alors qu’elle ne détient cette compétence que là où lui est attribué le pouvoir d’adopter des règlements. De l’autre côté, soucieuse de garantir le plein effet des dispositions du droit de l’Union européenne, la Cour de justice a élaboré tout un éventail de principes assurant la protection juridictionnelle des individus tels que le sens large de la notion d’Etat (Marchall, aff. C-152/84), l’obligation d’interprétation conforme du droit interne (Facini Dori, aff. C-91/92) et la responsabilité de l’Etat membre pour violation du droit de l’Union européenne (Francovich, aff. C-6/90). A cela s’ajoute également la reconnaissance de l’effet direct horizontal des principes généraux du droit de l’Union européenne (Mangold,aff. C-144/04; Kücükdeveci, aff. C-555/07) et des dispositions de la Charte des droits fondamentaux (DI, aff. C‑441/14; Cresco Investigation, aff. C‑193/17, Egenberger, aff. C‑414/16, Bauer et Willmeroth, aff. jointes C-569/16 et C-570/16) à condition que ces principes et dispositions soient concrétisés dans les directives correspondantes. Enfin, la Cour de justice a reconnu l’effet direct horizontal de l’article 47 de la Charte afin d’assurer la protection juridictionnelle du droit à la non-discrimination fondée sur la religion, consacré à l’article 21 de la Charte, lui-même concrétisé dans une directive et produisant un tel effet horizontal (Egenberger, aff. C‑414/16).
A cet égard, l’affaire X (Absence de motifs de résiliation) semble introduire une nouvelle limite à l’absence d’effet direct horizontal des directives. Contrairement aux situations juridiques dans les affaires susmentionnées, la clause 4 de l’accord-cadre ne vient concrétiser aucune disposition de la Charte. En particulier, elle ne garantit pas de droit à un recours effectif à l’instar de l’article 47 de cette dernière. Cette clause n’étant pas non plus susceptible seule à être invoquée à l’encontre de l’individu, la situation en cause se distingue également de celle dans l’affaire Egenberger.
En revanche, l’obligation de laisser, dans la mesure nécessaire, inappliquée la disposition nationale contraire dans la présente affaire résulte du seul fait que la différence de traitement, prohibée par la clause 4 de l’accord-cadre, que cette disposition introduit quant à l’exigence de motivation de licenciement, engendre également une atteinte au droit à un recours effectif, consacré à l’article 47 de la Charte. La juridiction de renvoi sera obligée de ne plus tenir compte de la limite du champ d’application de l’article 30, paragraphe 4, du code du travail polonais aux seuls contrats à durée illimitée. Par conséquent, cette disposition trouvera son application à tout contrat de travail, y compris des contrats à durée limitée comme tel du requérant au principal.
Reproduction autorisée avec la référence suivante : Mateusz Miłek, Le droit à un recours effectif des travailleurs à durée déterminée en l’absence d’effet direct horizontal des directives, actualité n° 8/2024, publiée le 1er mars 2024, par le Centre d’études juridiques européennes, disponible sur www.ceje.ch