Réunie en grande chambre, la Cour de justice s’est prononcée dans son arrêt rendu le 22 février 2022 sur les questions préjudicielles posées par la Cour d’appel de Craiova (Roumanie) portant sur les rapports entre les juridictions de droit commun et la cour constitutionnelle d’un État membre, d’une part, et l’atteinte à l’indépendance des juges d’une pratique nationale qui permet d’engager la responsabilité disciplinaire d’un juge national au motif qui celui-ci a appliqué le droit de l’Union et s’est écarté d’un arrêt rendu par la cour constitutionnelle, d’autre part.
S’agissant du litige au principal, la Cour d’appel de Craiova a estimé nécessaire d’examiner la compatibilité entre la législation nationale qui a établi une section spécialisée du ministère public chargée des enquêtes sur les infractions commises au sein du système judiciaire et le droit de l’Union européenne. La Cour de justice avait déjà déclaré, dans son arrêt rendu le 18 mai 2021, l’ incompatibilité entre cette législation et l’article 2 et l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE (Asociaţia "Forumul Judecătorilor din România", affaires jointes C-83/19, C‑127/19, C‑195/19, C‑291/19, C‑355/19 et C‑397/19, p. 223). Néanmoins, la Cour constitutionnelle de Roumanie a considéré, dans son arrêt du 8 juin 2021, que cette législation nationale est conforme à une disposition de la Constitution nationale qui impose le respect du principe de primauté du droit de l’Union. Par conséquent, le juge de droit commun ne serait pas habilité à examiner la compatibilité de cette législation nationale avec le droit de l’UE au risque de s’exposer à une procédure disciplinaire et à une éventuelle suspension de ses fonctions. La Cour constitutionnelle de Roumanie a voulu mettre ainsi en avant le respect de l’identité constitutionnelle nationale et limiter la portée du principe de la primauté du droit de l’UE.
Concernant le rapport entre le juge de droit commun et la cour constitutionnelle d’un État membre, la Cour de justice a considéré dans son arrêt du 22 février 2022 que l’article 2 et l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE ne s’opposent pas à une pratique nationale selon laquelle les décisions de la cour constitutionnelle lient les juridictions de droit commun, pourvu que le droit national garantisse l’indépendance de la cour constitutionnelle à l’égard notamment des pouvoirs législatif et exécutif. Néanmoins, ce ne serait pas le cas lorsqu’une telle pratique implique d’exclure toute compétence des juges de droit commun pour apprécier la compatibilité avec le droit de l’Union d’une législation nationale que la cour constitutionnelle de cet État membre a jugée conforme à une disposition constitutionnelle nationale prévoyant la primauté du droit de l’Union. L’article 2 et l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE s’opposent également, selon la Cour de justice, à la possibilité d’ouverture d’une procédure disciplinaire permettant d’engager la responsabilité d’un juge national au motif que celui-ci a appliqué le droit de l’Union en s’écartant d’un arrêt de la cour constitutionnelle de son État membre.
L’importance de l’arrêt de la Cour de justice repose tant sur le résultat que sur l’argumentaire qui met en exergue l’identité constitutionnelle de l’Union. Cette identité repose notamment sur le principe de la primauté du droit de l’Union qui empêche les États membres de faire prévaloir, contre l’ordre juridique de l’Union, des mesures unilatérales ultérieures. Cette exigence permet, selon la Cour de justice, d’assurer que la force exécutive du droit de l’Union soit uniforme d’un État membre à l’autre et que le principe d’égalité entre ceux-ci soit respecté. Par ailleurs, elle constituerait une expression du principe de coopération loyale énoncé à l’article 4, paragraphe 3, TUE.
La Cour de justice montre une claire volonté de protéger l’identité et les principes constitutionnels de l’Union. Cet objectif est néanmoins loin d’être accompli comme le démontrent d’autres arrêts rendus en février 2022 par la Cour de justice (voir, en ce sens, arrêt Hongrie c. Parlement et Conseil, affaire C-156/21 ; et arrêt Pologne c. Parlement et Conseil, affaire C-157/21).
Maddalen Martin, La Cour de justice gardienne de l’identité constitutionnelle de l’Union européenne, actualité du CEJE n° 5/2022, 3 mars 2022, disponible sur www.ceje.ch