La Cour de justice a eu à plusieurs reprises l’occasion de se prononcer sur l’application de la liberté d’établissement dans le contexte du transfert transfrontalier d’une société. D’une part, elle a précisé qu’une transformation en une société de droit national d’un autre Etat membre n’est possible que si les conditions de constitution de la société dans l’Etat membre de destination sont remplies (aff C-210/06 Cartesio). D’autre part, elle a considéré que constitue une entrave à la liberté d’établissement une mesure nationale de l’Etat membre d’origine qui gêne la transformation transfrontalière. Tel est, par exemple, le cas d’une obligation de liquidation de la société souhaitant transférer son siège statuaire dans un autre Etat membre (aff C-106/16 Polbud-Wykonawstwo). Dans ce dernier arrêt, la Cour de justice a également précisé que la liberté d’établissement s’applique au transfert transfrontalier quand bien même cette société exercerait l’essentiel voire l’ensemble de ses activités économiques dans son Etat membre d’origine.
L’arrêt du 24 avril 2024 rendu dans l’affaire C-276/22 Edil Work 2 consolide et complète cette ligne de jurisprudence de la Cour de justice. Cette affaire concernait STE, une société constituée en droit italien qui a transféré son siège statuaire au Luxembourg. Tout en devenant une société du droit luxembourgeois, STE a continué l’exercice effectif de son activité économique en Italie. Cette activité consistait en la gestion d’un bien immobilier situé aux environs de Rome dont STE était la propriétaire. Lors d’une assemblée générale extraordinaire de STE, le conseil d’administration a délégué le pouvoir d’accomplir « tous les actes et les opérations nécessaires, sans exception ni exclusion, dans le respect des limites de l’objet social » à F.F., un individu qui n'était ni actionnaire ni membre du conseil d’administration de STE. En 2012, F.F., agissant au nom et pour le compte de STE, a transféré la propriété du bien immobilier S.T., qui l’a ultérieurement transférée à Edil Work 2. En 2013, STE a assigné devant le Tribunale di Roma (tribunal de Rome, Italie) S.T. et Edil Work 2 afin d’obtenir l’annulation des deux transferts de la propriété de l’immobilier, au motif que l’attribution de pouvoirs était, selon le droit italien, illégale. En effet, selon le droit italien, le conseil d’administration d’une société à responsabilité limitée ne peut déléguer ses pouvoirs qu’aux membres de ce conseil. Cette règle a trouvé à s’appliquer à STE car, selon le droit national, l’application de ce dernier s’étend également aux sociétés dont « l’objet principal » se trouve en Italie. Saisi en cassation, la Corte Suprema di Cassazione (Cour de cassation, Italie) a décidé d’interroger la Cour de justice sur le point de savoir si la liberté d’établissement s’oppose à une législation nationale permettant à un État membre où une société a été constituée à l’origine (en l’occurrence, l’Italie) d’appliquer son droit interne aux actes de gestion et d’organisation de cette société lorsque, dans le cadre d’une transformation transfrontalière, ladite société a transféré son siège statutaire dans un autre État membre (à savoir le Luxembourg) mais a conservé son activité principale dans l’État membre d’origine (l’Italie).
Dans son arrêt, la Cour de justice a d’abord observé que le transfert transnational du siège social ne fait pas partie des circonstances pertinentes pour répondre à la question soulevée par la juridiction de renvoi. Selon la Cour, il suffit de remarquer que STE est une société constituée au Luxembourg alors qu’elle exerce la partie principale de ses activités en Italie afin de conclure que les actes de gestion qu’elle adopte à propos desdites activités en Italie relèvent de la liberté d’établissement. Or, sont considérées comme des restrictions à la liberté d’établissement, au sens de l’article 49 TFUE, toutes les mesures qui interdisent, gênent ou rendent moins attrayant l’exercice de cette liberté. La Cour a considéré que la législation italienne soumettait STE au droit italien, au seul motif qu’elle exerce la partie principale de ses activités en Italie. Par conséquent, cette règle rend plus difficile la gestion de cette société dès lors qu’elle l’oblige à se conformer non seulement aux exigences imposées par le droit luxembourgeois mais également par le droit italien.
Une telle restriction peut, en principe, être justifiée par des raisons impérieuses d’intérêt général, telles que la protection des intérêts des créanciers, des associés minoritaires et des salariés. Toutefois, la réglementation italienne prévoit, de manière générale, l’application du droit italien aux actes de gestion d’une société établie dans un autre Etat membre mais exercent la partie principale de ses activités en Italie, sans qu’il soit tenu compte du risque réel d’atteinte portée à ces intérêts et sans qu’il soit possible d’opter pour des mesures moins restrictives susceptibles de les sauvegarder. Pour la Cour, une telle obligation va au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre l’objectif de protection des intérêts précités.
En dernier lieu, s’agissant de l’argument du gouvernement italien, selon lequel cette réglementation est justifiée par l’objectif de lutte contre les pratiques abusives, la Cour constate que, dès lors que l’application systématique de la loi italienne à tout acte de gestion d’une société revient à poser une présomption générale d’existence d’un abus, une telle réglementation est disproportionnée.
En conclusion, l’arrêt Edil Work 2 complète la jurisprudence existante. Dans l’arrêt Polbud, la Cour de justice a considéré la liberté d’établissement applicable aux mesures de l’Etat membre de départ qui entrave la mise en œuvre de la transformation transfrontalière, à condition que ladite transformation soit conforme à la législation de l’Etat membre de destination. Dans l’arrêt Edil Work 2, la Cour de justice a ajouté que cette liberté fondamentale s’applique également aux mesures de l’Etat membre de départ qui gênent la gestion de l’entreprise, une fois la société constituée dans l’Etat membre de destination, conformément à la législation de ce dernier. Dans les deux cas, le fait que le lieu de l’exercice effectif de l’activité économique reste, de manière inchangée, dans l’Etat membre de départ n’est pas une circonstance pertinente à cet égard. Enfin, si la Cour de justice a reconnu la lutte contre les pratiques abusives comme une raison impérieuse d’intérêt général capable de justifier une entrave à la liberté d’établissement, les conditions du recours à cette justification restent restreintes.
Dans le cadre des transferts transfrontaliers dans l’Union européenne, les entreprises sont libres de choisir le régime de droit des sociétés qui leur semble le plus avantageux tout en gardant inchangé le lieu de l’exercice effectif de leur activité économique. Si cette approche peut sembler contribuer au développement du marché intérieur de l’Union européenne, elle crée également un risque du « nivellement vers le bas » en matière de droit des sociétés.
Reproduction autorisée avec la référence suivante : Mateusz Miłek, La liberté d’établissement et le transfert transfrontalier d’une société, actualité n° 17/2024, publiée le 19 mai 2024, par le Centre d’études juridiques européennes, disponible sur www.ceje.ch