Le 9 novembre 2023, la Cour de justice de l’Union européenne a rendu un arrêt dans l’affaire Google Ireland Limited e.a. contre Kommunikationsbehörde Austria (C‑376/22) concernant les obligations imposées aux plateformes de communication dans le cadre de la lutte contre les contenus illicites sur Internet. La Cour a jugé qu’un État membre ne peut pas soumettre un fournisseur d’une plateforme de communication établi dans un autre État membre à des obligations générales et abstraites.
En 2021 est entrée en vigueur la loi autrichienne obligeant les fournisseurs nationaux et étrangers de plateformes de communication à mettre en place des mécanismes de déclaration et de vérification des contenus potentiellement illicites. Par trois décisions rendues en mars et avril 2021, la Kommunikationsbehörde Austria (autorité autrichienne de régulation en matière de communication) a déclaré que Google Ireland, Meta Platforms Ireland et Tik Tok, sociétés établies en Irlande, relevaient du champ d’application de la nouvelle loi.
Les sociétés en cause ont introduit un recours contre ces décisions en faisant valoir que les obligations prévues par la loi autrichienne étaient incompatibles avec la libre circulation des services de la société de l’information et avec le principe du contrôle de ces services par l’État membre d’origine, prévu par la directive 2000/31/CE relative à certains aspects juridiques des services de la société de l'information, et notamment du commerce électronique, dans le marché intérieur (« directive sur le commerce électronique »). Conformément à cette directive, les services de la société de l’information sont en principe réglementés dans le seul État membre sur le territoire duquel les prestataires de ces services sont établis (« l’État membre d’origine »). Néanmoins, en vertu de l’article 3, paragraphe 4, de la directive, sous certaines conditions, les États membres peuvent prendre, « à l’égard d’un service donné de la société de l’information », des mesures restreignant la libre circulation des services de la société de l’information en provenance d’un autre État membre.
Le recours de Google Ireland, Meta Platforms Ireland et Tik Tok a été examiné par le Verwaltungsgerichtshof (la Cour administrative) qui, ayant des doutes sur la conformité de la législation autrichienne avec le droit de l’Union européenne, a demandé à la Cour de justice de trancher la question de savoir si la dérogation au principe de la libre circulation des services de la société de l’information prévue dans l’article 3, paragraphe 4, de la directive pourrait s’appliquer à l’égard des mesures de portée générale et abstraite visant une catégorie de services donnés de la société de l’information.
Tout d’abord, la Cour de justice a procédé à l’interprétation littéraire de la notion « d’un service donné de la société de l’information » figurant à l’article 3, paragraphe 4, de la directive sur le commerce électronique. Elle a relevé que l’emploi du mot « service donné » au singulier tend à indiquer que le service visé constitue un « service individualisé ». Ainsi, les États membres ne sauraient adopter, sur la base de cette disposition, des mesures générales et abstraites visant une catégorie de services donnés de la société de l’information.
S’agissant de l’interprétation contextuelle de la disposition, la Cour a observé que la possibilité de dérogation est soumise à la satisfaction de plusieurs conditions. Notamment, le sous-paragraphe b) de l’article 3, paragraphe 4, de la directive, oblige les États membres qui souhaitent, en tant qu’États membres de destination de ce service, adopter des mesures sur le fondement de cette disposition, à demander à l’État membre d’origine dudit service de prendre des mesures. Cela présuppose que « les prestataires et, par conséquent, les États membres concernés puissent être identifiés. » Or, s’il était possible pour les États membres de destination de service d’adopter des mesures générales et abstraites, une telle identification serait excessivement difficile, voire impossible. Les États membres ne seraient donc pas en mesure de respecter la condition procédurale pour la mise en œuvre de l’article 3, paragraphe 4, de la directive.
La Cour a encore souligné que la directive sur le commerce électronique est fondée sur le principe du contrôle dans l’État membre d’origine et de la reconnaissance mutuelle. La directive prévoit que les services de la société de l’information sont réglementés en principe dans le seul État membre sur le territoire duquel les prestataires de ces services sont établis. L’adoption des mesures générales et abstraites visant à réglementer une catégorie de ces prestataires dans son ensemble par l’État membre de destination constitue un empiètement important sur la compétence réglementaire de l’État membre d’origine. Permettre aux États membres d’adopter de telles mesures remettrait en question le principe du contrôle dans le pays d’origine et saperait la confiance mutuelle entre les États membres.
Enfin, la Cour a rappelé que l’objectif de la directive sur le commerce électronique est de « contribuer au bon fonctionnement du marché intérieur en assurant la libre circulation des services de la société de l’information entre les États membres ». Or, l’adoption des mesures de portée générale par l’État de destination a pour effet de soumettre les prestataires de services concernés à des législations différentes et de réintroduire les obstacles juridiques à la libre prestation des services que la directive vise à supprimer.
La Cour a conclu que « des mesures générales et abstraites visant une catégorie de services donnés de la société de l’information décrite en des termes généraux et s’appliquant indistinctement à tout prestataire de cette catégorie de services ne relèvent pas de la notion de “mesures prises à l’encontre d’un service donné de la société de l’information” » au sens de l’article 3, paragraphe 4, de la directive sur le commerce électronique.
L’arrêt Google Ireland rappelle que les efforts légitimes des autorités étatiques visant l’augmentation de la responsabilité des grandes plateformes dans le cadre de la lutte contre les contenus illicites sur Internet ne peuvent pas remettre en cause le principe de la libre circulation des services de la société de l’information. Comme l’a souligné l’Avocat général Szpunar dans ses conclusions, les clarifications apportées par la Cour dans la présente affaire demeurent d’actualité sous l’empire du Digital Services Act (règlement 2022/2065) puisque ce dernier n’abroge ni le principe du contrôle dans l’État membre d’origine ni la faculté de dérogation.
Reproduction autorisée avec la référence suivante : Alicja Słowik, Le défi lié à la responsabilisation des grandes plateformes et la libre circulation des services, actualité du CEJE n° 39/2023, 21 novembre 2023, disponible sur www.ceje.ch