Dans l’arrêt récent Booky.fi (C‑662/21), la Cour de justice de l’Union européenne (« la Cour de justice ») a rappelé et précisé les conditions dans lesquelles la protection des enfants peut justifier une restriction à la libre circulation des marchandises.
En l’espèce, Booky.fi, une entreprise finlandaise, vendait par l’intermédiaire de sa boutique en ligne des programmes audiovisuels enregistrés sur des supports physiques, tels que des DVD et des disques Blu-ray. KAVI, Institut national de l’audiovisuel en Finlande, a constaté que Booky.fi proposait à la vente des enregistrements sans fournir les informations concernant la limite d’âge autorisée et le contenu du programme audiovisuel requises par la loi finlandaise relative aux programmes audiovisuels. KAVI a ordonné à cette entreprise de faire figurer les indications manquantes parmi les informations relatives aux enregistrements commercialisés. Booky.fi a contesté en justice la décision de KAVI en alléguant l’incompatibilité de la loi finlandaise relative aux programmes audiovisuels avec les articles 34 et 36 TFUE concernant la libre circulation des marchandises. Contrairement à la législation allemande en cause dans l’affaire Dynamic Medien (C‑244/06) - qui s’appliquait tant aux vendeurs établis sur le territoire national qu’à ceux établis dans d’autres États membres - la loi finlandaise en l’espèce ne s’appliquait qu’aux entreprises établies en Finlande. De plus, en vertu de la réglementation finlandaise, il était impossible de déroger à l’obligation concernant les indications de limite d’âge même lorsqu’il était certain que l’acheteur de l’enregistrement du programme audiovisuel était une personne adulte. Statuant dans cette affaire, la Cour administrative suprême finlandaise a posé à la Cour de justice plusieurs questions préjudicielles relatives à l’interprétation des articles 34 et 36 TFUE.
La Cour de justice a observé que la loi relative aux programmes audiovisuels imposant une classification et un marquage en fonction des limites d’âge est de nature à entraver l’accès au marché des enregistrements de programmes audiovisuels originaires d’autres États membres. Par conséquent, elle constitue une mesure d’effet équivalant à des restrictions quantitatives au sens de l’article 34 TFUE. Une telle mesure peut être justifiée par l’une des raisons d’intérêt général figurant à l’article 36 TFUE ou par des exigences impératives d’intérêt général, à condition qu’elle soit propre à garantir la réalisation de l’objectif poursuivi et qu’elle n’aille au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre cet objectif.
La Cour a remarqué que la loi finlandaise en question visait à protéger les mineurs contre les programmes audiovisuels dont le contenu était préjudiciable à leur développement. La protection de l’enfant est consacrée par l’article 24 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE et est reconnue par plusieurs instruments juridiques internationaux tels que la Convention relative aux droits de l’enfant (1989). La Cour de justice a observé que s’agissant des programmes audiovisuels, « le législateur de l’Union a souligné, au considérant 59 de la directive 2010/13 [directive « Services de médias audiovisuels »], la nécessité de protéger les mineurs contre la présence de contenus susceptibles de leur être préjudiciables tout en rappelant, au considérant 104 de cette directive, qu’il s’agit d’un objectif d’intérêt général digne d’un haut niveau de protection » (pt 40). Rappelant sa jurisprudence antérieure (Dynamic Medien), la Cour de justice a conclu que « la protection des mineurs contre les programmes audiovisuels dont le contenu est susceptible de nuire à leur bien-être et à leur épanouissement constitue une exigence impérative d’intérêt général de nature à justifier, en principe, une restriction à la libre circulation des marchandises » (pt 42).
Pour examiner la question de savoir si la législation finlandaise est apte à atteindre l’objectif de la protection des mineurs, il fallait vérifier si la réglementation était « mise en œuvre de manière cohérente et systématique » (pt 46). La Cour de justice a relevé que la législation en question s’applique uniquement à l’égard des entreprises établies en Finlande. Par conséquent, une certaine partie des enregistrements susceptibles d’être commercialisés en Finlande depuis un autre État membre pourraient être commercialisés sans satisfaire les conditions concernant le marquage relatif à l’âge minimum requis pour leur visualisation. Il appartient à la juridiction nationale de vérifier si une telle limitation du champ d’application de la loi ne compromet pas l’atteinte de l’objectif poursuivi.
Dans le cadre de l’examen de la proportionnalité de la loi finlandaise, la Cour de justice a souligné que les États membres disposaient d’une marge d’appréciation importante dans l’adoption des mesures visant à protéger les enfants. L’État membre ne saurait être obligé à renoncer à de telles mesures au motif que les programmes audiovisuels ont déjà fait l’objet, dans un autre État membre, d’une classification et d’un marquage aux fins de la protection des mineurs. La Cour de justice a d’ailleurs précisé que l’État membre n’était pas tenu de prévoir une dérogation à l’obligation de classification et de marquage des programmes audiovisuels en fonction des limites d’âge lorsqu’il peut être établi que l’acheteur d’un enregistrement est majeur. Finalement, elle a observé que la législation finlandaise prévoit plusieurs exceptions à l’obligation de classification et de marquage des programmes, ce qui peut indiquer que la mesure n’était pas disproportionnée à l’objectif poursuivi. En conclusion, sous réserve de vérification par la juridiction de renvoi, les articles 34 et 36 TFUE ne s’opposent pas à la réglementation finlandaise.
Le jugement dans l’affaire Booky.fi confirme la jurisprudence Dynamic Medien en vertu de laquelle l’objectif de la protection des mineurs peut justifier des restrictions aux libertés fondamentales. Comme en témoigne la référence à la directive « Services de médias audiovisuels » dans cet arrêt, le législateur européen tient de plus en plus compte de la nécessité de protéger l’intérêt de l’enfant. Il n’en reste pas moins que les États membres disposent d’une large marge d’appréciation en ce qui concerne le choix des moyens et la détermination du niveau de protection des mineurs.
Reproduction autorisée avec la référence suivante : Alicja Słowik, La protection des mineurs comme justification de la restriction à la libre circulation des marchandises, actualité n˚ 13/2023, publiée le 3 avril 2023, par le Centre d’études juridiques européennes, disponible sur www.ceje.ch