Les jeux de hasard et la justification des restrictions à la liberté d’établissement
La règlementation des jeux de hasard qui mène fréquemment à des restrictions des libertés fondamentales garanties par le droit de l’UE, a fait l’objet d’un contentieux abondant devant la Cour de justice de l’UE (la « Cour de justice » / « Cour »). Dans l’affaire récente, Admiral Gaming Network, la Cour a été amenée à nouveau à préciser les conditions de la justification des restrictions à la liberté d’établissement dans le domaine des jeux de hasard.
En l’espèce, il était question d’une nouvelle loi italienne qui réduisait les rémunérations et commissions à l’égard d’une certaine catégorie d’opérateurs des jeux de hasard, à savoir les opérateurs des jeux pratiqués avec des appareils de jeux. L’application de cette législation a eu pour effet que les sociétés actives dans le secteur des jeux au moyen des appareils de jeu ont subi un prélèvement économique. Les sociétés concernées (parmi lesquelles il y avait plusieurs sociétés italiennes contrôlées par des sociétés établies dans d’autres États membres) ont saisi le Tribunal administratif régional du Latium (Tribunale amministrative regionale del Lazio) en soulevant l’incompatibilité du nouveau cadre législatif avec le droit de l’Union et la Constitution italienne. Statuant en appel sur cette affaire, le Conseil d’État (Consiglio di Stato) a décidé d’adresser à la Cour de justice deux questions préjudicielles relatives à la conformité d’un prélèvement réduisant la rémunération des opérateurs des jeux pratiqués sur des appareils de jeu avec les articles 49 et 56 TFUE d’une part et avec le principe général de confiance légitime, d’autre part.
La Cour de justice a d’abord observé que la situation, telle qu’en cause au principal, dans laquelle une société d’un État membre détient une participation dans le capital d’une société établie dans un autre État membre relève de la liberté d’établissement. En l’absence d’indices quant à la possible application de l’article 56 TFEU, la Cour a analysé la conformité de la mesure contestée avec l’article 49 TFUE. Elle a constaté que le prélèvement litigieux revêtait le caractère d’une mesure fiscale. Or, la fiscalité directe relève de la compétence des États membres. « [E]n l’absence d’une harmonisation au niveau de l’Union, les désavantages pouvant découler de l’exercice parallèle des compétences fiscales des différents États membres […] ne constituent pas des restrictions aux libertés de circulation » à moins que l’exercice de ces compétences soit de caractère discriminatoire (point 43). Les mesures de nature fiscale qui affectent de la même manière les prestations purement internes et celles effectuées par les opérateurs contrôlés par des sociétés établies dans d’autres États membres n’entrent pas dans le champ d’application de l’article 49 TFUE. Aux yeux de la Cour, la mesure litigieuse ne présentait pas de caractère discriminatoire. Pour autant, il appartient à la juridiction nationale de vérifier s’il y a eu un traitement moins favorable à l’égard des opérateurs étrangers. Si c’était le cas, la mesure constituerait une restriction à la liberté d’établissement.
Passant à l’analyse de la possible justification de la restriction, la Cour a rappelé que « la réglementation des jeux de hasard fait partie des domaines dans lesquels des divergences considérables d’ordre moral, religieux et culturel existent entre les États membres » (point 48). Dans ce domaine, les États membres jouissent d’une large discrétion en ce qui concerne la détermination du niveau de protection des consommateurs et de l’ordre public. Les raisons impérieuses d’intérêt général telles que la protection des consommateurs ou la prévention de la fraude et de l’addiction au jeu peuvent justifier la restriction à la liberté d’établissement. Or, en l’espèce, la loi nationale ne faisait pas de référence à de tels objectifs et visait exclusivement l’amélioration des finances publiques. Il appartenait à la juridiction de renvoi de vérifier si la loi poursuivait d’autres intérêts légitimes puisque l’objectif purement économique ne peut pas justifier la restriction à la liberté fondamentale.
Dans sa réponse à la deuxième question, la Cour a rappelé que la restriction à la liberté d’établissement ne saurait être justifiée si elle n’est pas conforme aux principes généraux de droit de l’UE, dont notamment, le principe de confiance légitime. Il appartenait au juge national de vérifier si le principe a été respecté en l’espèce. En particulier, la juridiction de renvoi devrait apprécier le possible impact du prélèvement sur la rentabilité des investissements effectués par les opérateurs de jeux concernés et vérifier si lesdits opérateurs se sont trouvés « privés, du fait du caractère le cas échéant soudain et imprévisible de ce prélèvement, du temps nécessaire pour leur permettre de s’adapter à cette nouvelle situation » (point 71).
Dans le présent arrêt, la Cour de justice s’est référée à plusieurs reprises au pouvoir d’appréciation des juridictions nationales. Elle a souligné qu’il appartenait au juge de renvoi de trancher la question de savoir si le prélèvement en question constitue une restriction à la liberté garantie par l’article 49 TFUE et, le cas échéant, de statuer sur sa justification. Cette attitude déférente à l’égard des juridictions nationales peut s’expliquer par une large discrétion dont disposent les autorités étatiques en matière de règlementation des jeux de hasard. Toutefois, il est intéressant d’observer que bien que la Cour eût de forts doutes sur la possibilité d’appliquer l’article 49 TFUE en l’espèce, elle a fourni à la juridiction de renvoi des instructions détaillées quant à l’examen de la possible justification de la mesure. Ceci révèle l’intention de la Cour d’équiper le juge national avec les meilleurs outils pour assurer une bonne application du droit de l’UE.
Alicja Słowik, Les jeux de hasard et la justification des restrictions à la liberté d’établissement, actualité du CEJE n° 22/2022, 4 octobre 2022, disponible sur www.ceje.ch