Dans un arrêt rendu le 15 mars 2018, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a interprété les dispositions relatives à la liberté d’établissement de l’Accord sur la libre-circulation des personnes conclu entre la Suisse et l’Union européenne (ALCP).
M. Picart, ressortissant français, avait décidé de transférer sa résidence de la France vers la Suisse. Lors du transfert, il détenait des participations substantielles dans le capital social de plusieurs sociétés établies en France. Conformément à l’article 167bis du code général des impôts français (CGI), les contribuables domiciliés en France et détenant notamment des titres de participation dans des sociétés établies en France sont imposables sur les plus-values constatées sur lesdits titres de participation, lorsqu’ils décident de transférer leur domicile hors de France. Le CGI dispose que le paiement de l’impôt peut en être différé si le contribuable nomme un représentant fiscal en France et si celui-ci fournit une garantie bancaire propre à assurer le recouvrement de la créance du Trésor français. Toutefois, ce sursis au paiement de l’impôt prend notamment fin lorsque le contribuable cède ses titres de participation.
En l’espèce, M. Picart avait respecté les conditions posées à l’article 167bis CGI en déclarant une plus-value latente sur les titres de ses participations auprès de sociétés établies en France. Il avait désigné un représentant fiscal en France, et avait fourni une caution bancaire à titre de garantie. Toutefois, lors de la cession des titres, M. Picart ne bénéficiait plus de son sursis au paiement de l’impôt, dès lors l’administration fiscale française, en réévaluant le montant de la plus-value déclarée, avait décidé de mettre à sa charge des cotisations supplémentaires d’impôt sur le revenu et de contributions sociales, assorties de pénalités. M. Picart avait alors contesté le paiement de ces cotisations supplémentaires, ainsi que les pénalités imposées en soutenant que l’article 167bis du CGI était incompatible avec l’ACLP, en ce sens qu’il était restreint dans sa liberté d’établissement, garantie par l’accord, laquelle lui permet de s’établir en Suisse et d’y exercer une activité économique en tant qu’indépendant, consistant en la gestion de ses diverses participations directes ou indirectes dans plusieurs sociétés établies en France.
En préambule, la Cour de justice a rappelé son arrêt Ettwein, selon lequel dans certaines circonstances et en fonction des dispositions applicables, un ressortissant d’un Etat partie à l’ALCP peut se prévaloir des droits tirés de celui-ci à l’égard de l’Etat vers lequel il exerce une liberté de circulation, mais également à l’encontre de son propre Etat (point 16).
Elle a ensuite examiné si M. Picart relevait du champ d’application ratione personae de la notion d’indépendant, soit en vertu de l’article 12, soit en vertu de l’article 13, chapitre III, annexe I, ALCP (points 17-18).
Conformément à l’article 12, paragraphe 1, annexe I, ALCP, est considéré comme indépendant, le ressortissant d’une partie contractante souhaitant s’établir sur le territoire d’une autre partie contractante en vue d’exercer une activité non salariée. La Cour de justice a précisé que cette disposition vise toute personne physique souhaitant exercer une activité non salariée sur le territoire d’une partie contractante autre que celle dont il est ressortissant (points 22-23). Or, en l’occurrence, M. Picart, ressortissant français, ne souhaitait pas exercer une activité économique en Suisse, mais entendait uniquement poursuivre une activité sur le territoire de son Etat d’origine, c’est-à-dire la France. En conséquence, la Cour a estimé que M. Picart ne relevait pas du champ d’application de l’article 12, paragraphe 1, annexe I, ALCP (point 24).
Quant à l’article 13, paragraphe 1, annexe I, ALCP, celui-ci est consacré au frontalier indépendant, entre autres le ressortissant d’une partie contractante qui dispose d’une résidence sur le territoire d’une partie contractante, qui exerce une activité non salariée sur le territoire d’une autre partie contractante, et qui retourne à son domicile en principe chaque jour, ou au moins une fois par semaine. Dans l’arrêt Ettwein, la Cour de justice avait considéré qu’un couple de travailleurs indépendants qui avaient transféré leur résidence de leur Etat d’origine vers la Suisse, tout en gardant leur activité dans cet Etat d’origine, et qui effectuaient un retour quotidien depuis leur lieu de leur activité professionnelle vers celui de leur résidence, relevait du champ d’application de l’article 13, paragraphe 1, annexe I, ALCP (point 26).
Cependant, la Cour a constaté que la situation dans l’arrêt Ettwein était différente de celle M. Picart. En effet, celui-ci, contrairement à ce couple de travailleurs indépendants, demeurait sur le territoire de son Etat de résidence, à savoir la Suisse, d’où il désirait poursuivre son activité dans son Etat d’origine, à savoir la France, sans toutefois effectuer un retour quotidien, voire au moins une fois par semaine, depuis son lieu de son activité économique vers celui de sa résidence. Ainsi, la situation de M. Picart ne peut pas être assimilée à celle de l’arrêt Ettwein. Dès lors, il ne relevait pas du champ d’application de l’article 13, paragraphe 1, annexe I, ALCP (point 27).
En définitive, la Cour a conclu que M. Picart ne pouvait pas se prévaloir de l’ALCP, du fait que celui-ci ne relevait pas du champ d’application ratione personae de la notion d’indépendant.
Enfin, la Cour de justice a écarté toute analogie entre les dispositions de l’ALCP relatives à la notion d’indépendant et celles prévues par le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (article 49 TFUE). Selon elle, « l’interprétation donnée des dispositions du droit de l’Union relatives à ce marché (marché intérieur) ne peut être automatiquement transposée à l’interprétation de l’ALCP, sauf dispositions expresses prévues par cet accord lui-même », or l’ALCP ne contient pas de telles dispositions expresses (points 29-30).
David Trajilovic, « La gestion de titres de participation dans des sociétés établies dans un Etat partie à l’ALCP à partir d’un autre Etat partie audit accord ne relève pas de la liberté d’établissement », actualité du 29 mars 2018, disponible sur www.ceje.ch