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Règlement Bruxelles I bis et la connexité des affaires relatives aux infractions anticoncurrentielles

Alicja Slowik , 21 février 2025

Le règlement Bruxelles I bis (règlement n° 1215/2012 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale) consacre le principe général en vertu duquel le tribunal compétent est celui du domicile du défendeur (article 4 du règlement). A titre d’exception, l’article 8, point 1, du règlement, dispose qu’une personne domiciliée sur le territoire d’un État membre peut être attraite « s’il y a plusieurs défendeurs, devant la juridiction du domicile de l’un d’eux, à condition que les demandes soient liées entre elles par un rapport si étroit qu’il y a intérêt à les instruire et à les juger en même temps afin d’éviter des solutions qui pourraient être inconciliables si les causes étaient jugées séparément ». La mise en œuvre de cette « compétence spéciale » dans le cadre spécifique des litiges relatifs aux infractions au droit de la concurrence de l’Union a été récemment examinée par la Cour de justice dans l’arrêt Athenian Brewery (aff. C‑393/23).

L’affaire en question avait pour origine le litige entre deux brasseries Athenian Brewery SA (« AB ») et Macedonian Thrace Brewery SA (« MTB »). Les deux sociétés étaient établies en Grèce et exerçaient leurs activités sur le marché grec de la bière. AB, faisait partie du groupe Heineken, dont la société mère, Heineken NV, était établie à Amsterdam (Pays-Bas). Heineken NV définissait la stratégie et les objectifs du groupe Heineken et détenait environ 98,8 % des parts du capital de AB.

En septembre 2014, l’autorité grecque de la concurrence a constaté que AB avait abusé de sa position dominante sur le marché grec de la bière dans la période s’étalant de septembre 1998 à septembre 2014. Selon cette autorité, ce comportement constituait une infraction unique et continue à l’article 102 TFUE ainsi qu’à la loi grecque sur la protection de la concurrence. A la suite de cela, MTB a saisi le tribunal d’Amsterdam d’une demande tendant à ce que AB et Heineken soient déclarées solidairement responsables de l’infraction en question.

Ayant accepté sa compétence pour statuer sur le recours dirigé contre Heineken, le tribunal d’Amsterdam s’est déclaré incompétent pour examiner les demandes soumises contre AB estimant que la condition de l’existence d’un rapport étroit au sens de l’article 8, point 1, du règlement Bruxelles I bis, n’était pas remplie en l’espèce. Le jugement du tribunal a été par la suite infirmé par la cour d’appel d’Amsterdam. Statuant dans le cadre du pourvoi en cassation formé par AB et Heineken, la Cour suprême des Pays-Bas a décidé de surseoir à statuer et d’adresser à la Cour de justice de l’Union européenne une question préjudicielle en interprétation de l’article 8, point 1, du règlement Bruxelles I bis. La juridiction voulait savoir, en substance, si cette disposition s’oppose à ce que la juridiction du domicile de la société mère saisie de ces demandes se fonde exclusivement, pour établir sa compétence internationale, sur la présomption d’influence déterminante et de responsabilité de la société mère telle que développée dans la jurisprudence de la Cour de justice. Selon cette présomption « dans le cas particulier où une société mère détient directement ou indirectement la totalité ou la quasi‑totalité du capital de sa filiale ayant commis une infraction aux règles de concurrence, cette société mère exerce effectivement une influence déterminante sur le comportement de cette filiale et peut être tenue pour responsable de l’infraction au même titre que ladite filiale ».

Dans son arrêt, la Cour de justice a d’abord rappelé que la règle de compétence spéciale prévue à l’article 8, point 1, du règlement Bruxelles I bis, qui constitue une dérogation à la compétence du principe du for de domicile du défendeur, doit être interprétée d’une manière stricte. Afin d’appliquer l’article 8, point 1, du règlement, la juridiction saisie est tenue de vérifier s’il existe entre les différentes demandes soumises par le même requérant contre différents défendeurs, « un lien de connexité tel qu’il y a un intérêt à les juger ensemble afin d’éviter des solutions qui pourraient être inconciliables si les causes étaient jugées séparément. » La Cour de justice a souligné qu’il est nécessaire que la potentielle divergence dans la solution du litige s’inscrive dans le cadre « d’une même situation de fait et de droit ».

Pour la Cour, la condition d’existence d’une même situation de fait et de droit est remplie dans le cas de demandes fondées sur la participation d’une société à une infraction au droit de concurrence de l’Union et formées contre cette société ainsi que contre sa société mère lorsqu’il est allégué qu’elles formaient ensemble une seule et même entreprise. L’article 8, point 1, du Bruxelles I bis peut s’appliquer même dans la situation où la responsabilité solidaire de la société mère et de sa filiale pour l’infraction anticoncurrentielle n’a pas été constatée dans une décision définitive de la Commission européenne.

Par la suite, la Cour a jugé que la présomption d’influence déterminante et de responsabilité de la société mère développée dans sa jurisprudence antérieure concernant des décisions de la Commission européenne constatant l’infraction au droit de la concurrence, peut s’appliquer également dans le cas d’une demande d’une personne physique ou morale qui allègue avoir subi un préjudice en raison de la participation d’une société à une infraction au droit de la concurrence de l’Union, formée contre une autre société qui détient la totalité ou la quasi-totalité du capital de la première. Ayant confirmé l’applicabilité de la présomption au litige au principal, la Cour a relevé que dans le cadre de la détermination de sa compétence internationale, la juridiction saisie doit s’assurer que les parties défenderesses puissent se prévaloir des éléments de preuve indiquant soit que la société mère ne détenait pas directement ou indirectement la totalité ou la quasi-totalité du capital de la filiale, soit que cette présomption devrait néanmoins être renversée.

En conclusion, conformément à l’article 8, point 1, du règlement Bruxelles I bis, en cas de demandes tendant à ce qu’une société mère et sa filiale soient solidairement condamnées à réparer le préjudice subi en raison de la commission, par la filiale, d’une infraction aux règles de concurrence, la juridiction du domicile de la société mère saisie de ces demandes peut se fonder, pour établir sa compétence internationale, sur la présomption d’influence déterminante et de responsabilité de la société mère.

L’arrêt Athenian Brewery apporte des clarifications utiles sur la mise en œuvre de l’article 8, point 1, du règlement Bruxelles I bis dans les litiges concernant des infractions au droit de la concurrence de l’Union. L’élargissement du champ d’application de la présomption d’influence déterminante et de responsabilité de la société mère vient renforcer la position procédurale et les droits à réparation des victimes des infractions anticoncurrentielles.

 

Reproduction autorisée avec la référence suivante : Alicja Słowik, Règlement Bruxelles I bis et la connexité des affaires relatives aux infractions anticoncurrentielles, actualité n° 3/2025, publiée le 21 février 2025, par le Centre d’études juridiques européennes, disponible sur www.ceje.ch