Dans le cadre de l’affaire OP contre Commune d’Ans (C-148/22), la Cour de justice de l’Union européenne, réunie en grande chambre, a considéré qu’une administration publique peut décider d’interdire le port de signes révélant des convictions philosophiques ou religieuses à l’ensemble de ses employés dans la mesure où cette interdiction est conciliable avec la liberté de religion et elle se limite au strict nécessaire.
OP est une agente contractuelle exerçant la fonction de chef de bureau auprès de la commune d’Ans en Belgique depuis le 11 octobre 2016. Le 8 février 2021, elle a soumis une demande pour pouvoir porter le voile sur son lieu de travail. Le collège communal d’Ans, par décision du 18 février 2021, a rejeté cette demande et a interdit de manière provisoire le port de signes révélant des convictions religieuses à la requérante jusqu’à l’adoption d’une réglementation générale relative au port de tels signes au sein de cette administration. Le 29 mars 2021, le conseil communal a modifié le règlement de travail de la Commune d’Ans en insérant une obligation de « neutralité exclusive » sur le lieu de travail imposée à l’ensemble des travailleurs. Ce règlement prévoit notamment : « Le travailleur dispose de la liberté d’expression dans le respect du principe de neutralité, de son obligation de réserve et de son devoir de loyauté. Le travailleur est tenu au respect du principe de neutralité, ce qui implique qu’il s’abstienne de toute forme de prosélytisme et qu’il lui est interdit d’arborer tout signe ostensible qui puisse révéler son appartenance idéologique ou philosophique ou ses convictions politiques ou religieuses. Cette règle s’impose à lui tant dans ses contacts avec le public que dans ses rapports avec sa hiérarchie et ses collègues. [...] ». La requérante a contesté devant tribunal du travail de Liège (Belgique), la juridiction de renvoi, la décision d’interdiction la concernant en faisant valoir qu’elle a été discriminée en raison de sa religion.
Le tribunal du travail de Liège considère que l’interdiction en cause constitue une différence de traitement directement fondée sur la religion de la requérante, qui n’est pas justifiée par des exigences professionnelles essentielles et déterminantes, ainsi qu’une discrimination directe au sens de la directive 2000/78/CE portant création d’un cadre général en faveur de l’’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail (« la directive »). Il juge que la modification du règlement de travail constitue une discrimination indirecte car, même si elle est neutre en apparence, son application est faite à géométrie variable. Le tribunal du travail de Liège a donc permis à la requérante de porter des signes religieux lorsqu’elle couvre ses fonctions de « back-office », à savoir sans être en contact avec les usagers. Toutefois, le tribunal émet des doutes quant à la conformité des dispositions imposant une obligation de « neutralité exclusive » dans la réglementation nationale en cause avec la directive 2000/78. Il a ainsi décidé de surseoir à statuer et poser deux questions préjudicielles à la Cour de justice de l’Union, au titre de l’article 267 TFUE, sur l’interprétation de l’article 2, paragraphe 2, sous a) et b) (« Concept de discrimination ») de la directive 2000/78/CE.
En réponse à ces questions, la Cour de justice a développé ses arguments sur quatre axes principaux.
Premièrement, la Cour a rappelé la double portée de la notion de « religion » figurant à l’article 1er de la directive en tant que forum internum (avoir des convictions religieuses) que le forum externum (la manifestation de ces convictions). Dans ce contexte, les notions de « religion » et de « convictions » peuvent, au même titre, constituer un motif unique de discrimination (arrêt du 15 juillet 2021, WABE et MH Müller Handel, C‑804/18 et C‑341/19). L’interdiction incluse dans le règlement national en cause relève du champ d’application de la directive 2000/78.
Deuxièmement, selon une jurisprudence constante, la Cour de justice rappelle qu’une telle règle serait susceptible d’entraîner une discrimination indirecte, sauf si elle est objectivement justifiée et si les moyens pour la réaliser sont appropriés et nécessaires. Cet examen relève de la compétence du juge national, qui est le seul compétent pour apprécier les faits en l’espèce.
Troisièmement, en réponse à la première question préjudicielle concernant une discrimination basée sur la religion, la Cour de justice examine sur les justifications et la nécessité de la mesure en cause. La Cour reconnaît que chaque Etat membre, ainsi que ses entités, ont une marge de manœuvre dans la conception de la neutralité du service public sur le lieu de travail. Pour cette raison, le but d’instaurer un environnement administratif totalement neutre, tel que celui en cause au principal, peut être considéré comme objectivement justifié au sens de l’article 2 de la directive. Il appartient donc à la juridiction de renvoi de procéder à une pondération des intérêts entre le droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion garanti à l’article 10 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et le principe de neutralité sur le lieu de travail.
Enfin, en réponse à la seconde question préjudicielle, la Cour examine si la règle nationale est susceptible de constituer une discrimination indirecte fondée sur le sexe, vu que la mesure en cause semble concerner majoritairement les femmes. D’abord, elle rappelle la nécessité pour la juridiction de renvoi de respecter scrupuleusement les exigences concernant le contenu d’une demande préjudicielle (arrêt du 27 février 2018, Associação Sindical dos Juízes Portugueses, C‑64/16 ; arrêt du 2 mars 2023, Bursa Română de Mărfuri, C‑394/21 ; arrêt du 2 septembre 2021, Irish Ferries, C‑570/19 ; arrêt du 19 avril 2018, Consorzio Italian Management et Catania Multiservizi, C‑152/17). En l’espèce, elle considère que la deuxième question concernant la discrimination basée sur le sexe relève du champ d’application de la directive 2006/54/CE relative à la mise en œuvre du principe d’égalité des chances et de l’égalité de traitement entre hommes et femmes en matière d’emploi et de travail. Or, la question posée ne vise que la directive 2000/78. En suivant les conclusions de l’Avocat général Collins, la Cour juge la deuxième question irrecevable.
En conclusion, la Cour de justice considère qu’une disposition d’un règlement national interdisant aux agents de porter tout signe visible de convictions politiques, philosophiques et religieuses sur le lieu de travail ne constitue pas une discrimination directe fondée sur la religion au sens de la directive 2000/78, dans la mesure où une telle disposition est appliquée de manière générale et indifférenciée.
Cette affaire revêt une importance particulière car pour la première fois la Cour de justice s’est prononcée sur le port de signes religieux sur le lieu de travail émanant d’un employeur public, alors que la ligne des affaires relatives à ce sujet concernait jusqu’à présent une interdiction émanant d’un employeur privé. Dans cette jurisprudence, la Cour de justice a établi la conformité de l’interdiction du port de signes religieux par des entités privées avec la directive 2000/78 (arrêt du 14 mars 2017, G4S Secure Solutions, C-157/15 ; arrêt du 14 mars 2017, Bougnaoui et ADDH, C-118/15 ; arrêt du 15 juillet 2021, WABE, C-804/18 et C-341/19).
Reproduction autorisée avec la référence suivante : Sara Notario, L’interdiction de port de signes religieux sur le lieu de travail dans le secteur public, actualité n° 41/2023, publiée le 1er décembre 2023, par le Centre d’études juridiques européennes, disponible sur www.ceje.ch