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Les travailleurs frontaliers et l’octroi d’allocations familiales

Alicja Slowik , 3 juin 2024

La libre circulation des travailleurs constitue l’un des fondements de l’ordre juridique de l’Union européenne. Sa mise en œuvre effective présuppose l’élimination de mesures susceptibles d’établir une inégalité de traitement entre les travailleurs nationaux et ceux provenant des autres Etats membres. Bien que l’adoption de la législation européenne et la jurisprudence abondante de la Cour de justice de l’Union aient considérablement renforcé le respect du principe d’égalité de traitement des travailleurs au sein de l’Union, le champ d’application et les limites dudit principe continuent de faire l’objet de nombreux renvois préjudiciels. Dans l’arrêt FV c./Caisse pour l’avenir des enfants  « Hocinx » (aff. C‑27/23) rendu le 16 mai 2024, la Cour de justice a précisé le champ d’application du principe d’égalité de traitement dans le contexte de l’octroi des avantages sociaux aux travailleurs frontaliers.

En l’espèce, FV travaille au Luxembourg et réside en Belgique. Il bénéficie du statut de travailleur frontalier et dépend ainsi du régime luxembourgeois pour les allocations familiales. Depuis décembre 2005, l’enfant FW est placé au sein du foyer de FV sur la base d’une décision rendue par une juridiction belge. Le 7 février 2017, la Caisse pour l’avenir des enfants (CAE) a retiré à FV avec effet rétroactif le bénéfice des allocations familiales perçues pour l’enfant FW au motif que cet enfant, ne présentant pas de lien de filiation avec FV, ne saurait être considéré comme un « membre de la famille » de FV. Selon la législation luxembourgeoise applicable, un enfant résident à Luxembourg a un droit direct au paiement des prestations familiales. En revanche, dans le cas des enfants non-résidents, un tel droit n’est prévu qu’au titre du droit dérivé pour les « membres de la famille » du travailleur frontalier. Or, la notion de « membres de la famille » n’inclut pas les enfants placés dans le foyer d’un tel travailleur par décision judiciaire. La décision de la CAE a ensuite été confirmée par le Conseil Supérieur de la sécurité sociale. FV s’est pourvu en cassation contre cette décision devant la Cour de cassation luxembourgeoise.

La Cour de cassation a constaté l’existence d’une inégalité de traitement entre, d’une part, les travailleurs frontaliers qui ne peuvent pas percevoir un allocation familiale liée à l’exercice d’une activité salariale dans un Etat membre pour un enfant placé auprès d’eux par décision judiciaire et, d’autre part, les travailleurs dont les enfants ayant fait l’objet d’un placement résident dans ledit Etat membre. Dans ces circonstances, la Cour de cassation a décidé de surseoir à statuer et de saisir la Cour de justice de l’Union européenne de la question de savoir si une telle inégalité de traitement est permise  par l’article 45 TFUE et l’article 7, paragraphe 2, du règlement 492/2011 relatif à la libre circulation des travailleurs à l’intérieur de l’Union en vertu duquel le travailleur ressortissant d’un État membre bénéficie, sur le territoire des autres États membres dont il n’a pas la nationalité, des mêmes avantages sociaux et fiscaux que les travailleurs nationaux.

La Cour de justice a d’abord rappelé qu’en vertu de l’article 45, paragraphe 2, TFUE, « la libre circulation des travailleurs implique l’abolition de toute discrimination, fondée sur la nationalité, entre les travailleurs des États membres, en ce qui concerne l’emploi, la rémunération et les autres conditions de travail. » L’article 7, paragraphe 2, du règlement 492/2011 constitue l’expression particulière de la règle d’égalité de traitement dans le domaine spécifique de l’octroi des avantages sociaux.

Dans sa jurisprudence antérieure (aff. C-802/18, Caisse pour l’avenir des enfants (Enfant du conjoint d’un travailleur frontalier), analysé dans l’actualité du CEJE), la Cour de justice a précisé que l’allocation familiale prévue par la législation luxembourgeoise constitue un « avantage social » au sens de l’article  7, paragraphe 2, du règlement 492/2011 ainsi qu’une prestation de sécurité sociale, relevant des prestations familiales visées à l’article 3, paragraphe 1, sous j), du règlement 883/2004 sur la coordination des systèmes de sécurité sociale. Puisque les travailleurs frontaliers contribuent au financement des politiques sociales de l’État membre d’accueil, en vertu de l’activité salariée qu’ils y exercent, ils devraient y bénéficier des prestations familiales ainsi que des avantages sociaux et fiscaux dans les mêmes conditions que les travailleurs nationaux.

La Cour a observé que le principe d’égalité de traitement inscrit à l’article 45, paragraphe 2, TFUE et à l’article 7, paragraphe 2, du règlement 492/2011 interdit « non seulement les discriminations directes, fondées sur la nationalité, mais encore toutes formes indirectes de discrimination qui, par l’application d’autres critères de distinction, aboutissent en fait au même résultat ». La différence de traitement dans l’arrêt Hocinx constitue une discrimination indirecte fondée sur la nationalité étant donné que les personnes qui ne résident pas à Luxembourg sont le plus souvent des non-nationaux de cet Etat membre. La circonstance que la décision de placement de l’enfant provient d’une juridiction d’un autre Etat membre est sans incidence sur ce constat. La Cour de justice a rappelé que sous le règlement 2019/1111 relatif à la compétence, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière matrimoniale et en matière de responsabilité parentale (règlement « Bruxelles II ter »), les autorités étatiques sont obligées de reconnaitre une décision de placement émanant d’un autre Etat membre.

La Cour a encore considéré que la discrimination indirecte pourrait être justifiée par un objectif légitime à condition qu’elle soit propre à garantir ledit objectif et qu’elle n’aille pas au-delà de ce qui est nécessaire. Néanmoins, puisqu’aucun objectif légitime n’a été invoqué dans la présente affaire, la Cour a conclu que l’article 45 TFUE et l’article 7, paragraphe 2, du règlement 492/2011 s’opposent aux dispositions nationales qui introduisent une inégalité de traitement entre les travailleurs résidant dans l’Etat membre concerné et les travailleurs frontaliers dans le contexte de l’octroi des avantages sociaux aux enfants placés dans leurs foyers. La Cour a précisé que la circonstance que le travailleur frontalier pourvoit à l’entretien de l’enfant placé dans son foyer pourrait être prise en compte dans le cadre de l’octroi d’une allocation familiale à un travailleur frontalier uniquement si la législation nationale prévoit également une telle condition pour l’octroi de cette allocation à un travailleur résident investi de la garde d’un enfant placé auprès de lui.

L’arrêt Hocinx complète les précisions apportées dans l’affaire Caisse pour l’avenir des enfants (Enfant du conjoint d’un travailleur frontalier) du 2 avril 2020 dans laquelle la Cour de justice avait examiné la même législation luxembourgeoise et avait conclu que le droit de l’Union s’oppose à ce qu’un Etat membre prévoie que les travailleurs frontaliers n’ont pas le droit à une allocation familiale pour les enfants de leur conjoint, alors que tous les enfants résidant dans ledit État membre ont le droit de percevoir cette allocation. Cette ligne de jurisprudence rappelle que la mise en œuvre du principe d’égalité de traitement des travailleurs constitue un défi à long terme dont la réalisation effective nécessite la vigilance continue aussi bien des institutions européennes que des citoyens de l’Union.

 

Reproduction autorisée avec la référence suivante : Alicja Słowik, Les travailleurs frontaliers et l’octroi d’allocations familiales, actualité n° 18/2024, publiée le 3 juin 2024, par le Centre d’études juridiques européennes, disponible sur www.ceje.ch