Dans le cadre du contentieux relatif aux mesures restrictives adoptées en raison de la situation en Ukraine, la Cour de justice s’est prononcée sur les éléments de preuve utilisés par le Conseil de l’Union européenne aux fins de l’inscription de l’ancien vice-Premier ministre du gouvernement russe dans l’affaire Shuvalov contre Conseil (C-271/24 P).
Le 23 février 2022, le Conseil de l’Union européenne a inscrit M. Igor Shuvalov sur la liste des mesures restrictives eu égard aux actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine (décision (PESC) 2022/265; règlement d’exécution (UE) 2022/260). Ces mesures, prolongées en septembre 2022 (décision (PESC) 2022/1530 ; règlement d’exécution (UE) 2022/1529) et en mars 2023 (décision (PESC) 2023/572 ; règlement d’exécution (UE) 2023/571), visent le gel des fonds et des ressources financières de M. Shuvalov ainsi que l’interdiction d’entrée et de passage en transit sur le territoire de l’Union européenne.
Par requête déposée au Tribunal en mai 2022, M. Shuvalov a intenté une action demandant l’annulation de ces actes, pour autant qu’ils le concernent (T-289/22). Le Tribunal ayant rejeté son recours, le requérant a introduit en avril 2024 un pourvoi devant la Cour de justice, conformément à l’article 56 du statut de la Cour de justice de l’Union européenne, en faisant valoir que le Tribunal aurait commis des erreurs de droit concernant notamment l’appréciation par le Conseil de son inscription sur la liste des mesures restrictives et une violation du respect des droits fondamentaux.
La Cour a d’abord rappelé que, selon une jurisprudence constante, « toute décision imposant ou maintenant des mesures restrictives contre une personne doit reposer sur une base factuelle suffisamment solide, le juge de l’Union devant vérifier l’exactitude matérielle des faits allégués au regard des informations ou éléments de preuve fournis et apprécier la force probante de ces derniers en fonction des circonstances de l’espèce et à la lumière des éventuelles observations présentées, notamment, par la personne concernée à leur sujet » (Commission e.a./Kadi, C‑584/10 P, C‑593/10 P et C‑595/10 P). Cette jurisprudence ne s’oppose pas à ce que le Conseil de l’Union européenne puisse se baser sur des informations ou des éléments de preuve se rapportant à des circonstances antérieures à la date d’adoption de l’acte, pour autant que ces informations ou éléments étayent les motifs soutenant cet acte (K.P., C‑458/15). Cette marge d’appréciation pourrait aussi inclure, pour la Cour, que de tels informations et éléments de preuve puissent servir de base pour établir une continuité entre, d’une part, la situation antérieure de la personne concernée et, d’autre part, sa situation actuelle. En l’occurrence, la Cour de justice a confirmé l’appréciation du Tribunal en jugeant que le Conseil pouvait se fonder sur des fonctions du requérant (notamment, sa qualité de président de la banque de développement et du commerce extérieur russe, VEB.RF., mettant en œuvre la politique économique déterminée par le président de la Russie) et sur des déclarations publiques de M. Shuvalov (telles que celles prononcées en faveur du développement économique de la Crimée au cours de l’année 2014), qui sont antérieures à l’adoption des actes litigieux.
Concernant le moyen soulevé par le requérant alléguant une violation du droit de propriété prévu à l’article 17 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, la Cour a rappelé qu’il ne s’agit pas d’un droit absolu et qu’il peut entraîner des restrictions, au sens de l’article 52, paragraphe 1, seconde phrase de la Charte. En matière de mesures restrictives, « [S]eul le caractère manifestement inapproprié d’une mesure adoptée dans ces domaines par rapport à l’objectif que l’institution compétente entend poursuivre peut affecter la légalité d’une telle mesure » (Islamic Republic of Iran Shipping Lines e.a./Conseil, C‑225/17 P ; Rosneft e.a./Conseil, C‑732/18 P). En l’espèce, la Cour de justice a estimé que le Tribunal n’a pas commis d’erreur de droit en considérant que les actes litigieux ne portent pas atteinte au contenu essentiel du droit de propriété et que la limitation de ce droit n’est pas, au regard du principe de proportionnalité, manifestement inappropriée par rapport à l’objectif d’exercer une pression directe ou indirecte sur le gouvernement russe et sur ses dirigeants afin qu’ils cessent toute activité déstabilisant ou menaçant l’intégrité territoriale de l’Ukraine.
La Cour a ainsi rejeté le pourvoi introduit par M. Shuvalov, en confirmant que le Tribunal a jugé à bon droit en maintenant les mesures restrictives adoptées à son encontre.
Cette affaire vient enrichir la ligne jurisprudentielle concernant les mesures restrictives adoptées à l’encontre d’individus et entités contribuant financièrement ou par d’autres moyens aux actions illégales du gouvernement russe en Ukraine. Il est intéressant de noter que ce contentieux a pour particularité, avec le contrôle du bien-fondé de l’action du Conseil, le contrôle des critères mêmes d’inscription sur les listes de mesures restrictives adoptées par l’Union européenne (Neves 77 Solutions, C-351/22). Il ne cessera ainsi d’être nourri dans les prochains mois et années avec davantage de clarifications fournies par les juridictions de l’Union.
Reproduction autorisée avec la référence suivante : Sara Notario, Mesures restrictives adoptées à l’encontre de M. Shuvalov et leur maintien, actualité n° 9/2025, publiée le 24 mars 2025, par le Centre d’études juridiques européennes, disponible sur www.ceje.ch;