En 2018, les États-Unis d’Amérique ont mis en place de droits de douane additionnels sur les importations d’acier et les importations d’aluminium en provenance de l’Union européenne afin de protéger leur production nationale. En réponse à ces mesures, la Commission européenne a adopté le règlement d’exécution 2018/886 prévoyant l’application de droits de douane additionnels sur l’importation de produits originaires des États-Unis énumérés dans les annexes de ce règlement, parmi lesquels figuraient les motocycles à moteur d’une cylindrée supérieure à 800 cm3. A la suite de la publication de ce règlement, Harley-Davidson, une entreprise américaine spécialisée dans la construction de motocycles a décidé de transférer la production de certains de ces motocycles vers son installation en Thaïlande afin d’éviter les mesures de politique commerciale de l’Union européenne.
Le 25 janvier 2019, Harley-Davidson et Neovia, un intermédiaire qui fournit des services d’assistance logistique dans le cadre des opérations d’importation de motocycles dans l’Union européenne, ont saisi les autorités douanières belges en leur demandant d’adopter des décisions en matière de renseignements contraignants en matière d’origine (« décisions RCO »). Faisant droit à cette demande, les autorités belges ont adopté des décisions RCO certifiant certaines catégories de motocycles Harley-Davidson comme étant originaires de Thaïlande. Par la suite, la Commission européenne a adopté la décision d’exécution 2021/563 demandant aux autorités belges de révoquer leurs décisions qui, selon la Commission, étaient incompatibles avec l’article 60, paragraphe 2, du règlement n° 952/2013 (« code des douanes de l’Union »), en liaison avec l’article 33 du règlement délégué 2015/2446.
L’article 60, paragraphe 2, du code des douanes de l’Union prévoit qu’un pays ou un territoire est considéré comme le lieu d’origine de marchandises, aux fins de l’application des mesures de l’Union se rapportant à l’origine des marchandises importées, si la dernière ouvraison ou transformation substantielle est effectuée dans ce lieu et si elle est « économiquement justifiée ». L’article 33 du règlement délégué 2015/2446 complétant le code des douanes de l’Union précise que, s’il est établi que l’objectif de l’ouvraison ou toute transformation effectuée était d’éviter l’application du tarif douanier commun et des autres mesures de l’Union se rapportant à l’origine des marchandises importées dans l’Union, une telle opération ne peut pas être économiquement justifiée. Selon la Commission européenne, la délocalisation de la production effectuée par Harley-Davidson ne pouvait pas être « économiquement justifiée » puisqu’elle avait pour objectif d’éviter l’application des nouveaux droits de douanes imposés par l’Union européenne.
Harley-Davidson et Neovia ont introduit un recours en annulation contre cette décision devant le Tribunal de l’Union européenne. Par arrêt rendu le 1er mars 2023 (T-324/21, Harley-Davidson Europe et Neovia Logistics Services International c/ Commission), le Tribunal a rejeté ce recours en estimant que la Commission européenne avait procédé à l’application correcte de l’article 33 du règlement délégué 2015/2446. Harley-Davidson et Neovia ont décidé d’interjeter appel contre le jugement du Tribunal. Par arrêt du 21 novembre 2024 (C‑297/23 P), la Cour de justice de l’Union européenne a confirmé le bien-fondé du jugement du Tribunal.
Dans leur pourvoi, les requérantes soulevaient, premièrement, que le Tribunal avait procédé à l’interprétation erronée de l’article 33 du règlement délégué 2015/2446. Dans son jugement, le Tribunal a indiqué que la délocalisation de la production peut poursuivre plusieurs objectifs. Afin que la condition prévue à l’article 33 du règlement délégué soit remplie, il est nécessaire que l’objectif d’évitement des mesures de l’Union ait été déterminant dans le choix de délocaliser la production. Les requérantes relevaient notamment, qu’en vertu d’une telle interprétation de l’article 33 du règlement délégué, toute réaction d’une entreprise à des mesures de politique commerciale de l’Union constituerait, de manière presque irréfragable, une violation de cette disposition. En outre, elles observaient qu’une telle interprétation aurait restreint leur liberté d’entreprise en ce qu’elle limiterait la discrétion des acteurs économiques de choisir le lieu de production. Les requérantes contestaient également des conclusions du Tribunal quant au niveau de preuve que devrait atteindre la Commission européenne pour faire supporter à l’opérateur économique la charge de démontrer que la délocalisation de son activité est économiquement justifiée.
Dans son appréciation, la Cour de justice a affirmé que l’interprétation de l’article 33 du règlement délégué 2015/2446 appliquée par le Tribunal n’était entachée d’aucune erreur de droit. Elle a relevé que l’interprétation, selon laquelle le critère décisif pour appliquer l’article 33 du règlement délégué est l’objectif principal ou dominant d’une opération de délocalisation de production, permet d’assurer l’effet utile de cette disposition. Cette disposition serait privée de son efficacité si elle devait être interprétée comme inapplicable en raison du seul fait qu’une délocalisation vise également des objectifs autres que l’objectif d’éviter l’application de mesures de politique commerciale de l’Union.
La Cour a ensuite rejeté l’argument tiré de la prétendue violation de la liberté d’entreprise en observant que, dans son arrêt, le Tribunal avait constaté que les requérantes n’avaient pas précisé les éléments de fait établissant que la décision litigieuse aurait limité de manière disproportionnée leur liberté d’entreprise ou leur droit de propriété. La Cour a également approuvé l’ensemble des observations du Tribunal concernant la charge de la preuve. Elle a confirmé que sur la base des éléments disponibles, le Tribunal pouvait considérer qu’il était établi à première vue que la délocalisation en cause avait pour but d’éviter l’application des mesures de politique commerciale de l’Union.
Deuxièmement, les requérantes soutenaient que le Tribunal a commis une erreur de droit en jugeant que la violation par la Commission européenne du droit d’être entendu ne justifie pas l’annulation de la décision litigieuse. Dans son arrêt, le Tribunal a relevé que la Commission européenne n’a pas mis les requérantes en mesure de faire valoir des observations dans le cadre de la procédure ayant abouti à l’adoption de la décision attaquée. Il a considéré néanmoins qu’une telle omission ne saurait conduire à l’annulation de la décision attaquée puisqu’en l’espèce, même si les requérantes avaient pu être entendues, la procédure administrative n’aurait pas pu aboutir à un résultat différent.
La Cour de justice a entièrement validé l’appréciation du Tribunal. Elle a relevé que le Tribunal avait à juste titre considéré que les preuves factuelles que la délocalisation était « économiquement justifiée » en raison des gains d’efficience économique attendus n’étaient pas susceptibles de créer une possibilité que la procédure administrative puisse aboutir à un résultat différent. En outre, la Cour de justice a confirmé que le Tribunal avait correctement interprété les principes du confiance légitime et du droit à une bonne administration. Par conséquent, la Cour de justice a rejeté l’ensemble des moyens soulevés par les requérantes et rejeté le pourvoi.
Harley-Davidson est la première affaire dans laquelle la Cour de justice a été amenée à interpréter l’article 33 du règlement délégué 2015/2446. Réitérant les clarifications apportées par le Tribunal, l’arrêt de la Cour de justice confirme que les délocalisations de la production ne peuvent pas être considérées comme « économiquement justifiées » si leur objectif principal consiste à éviter l’application des mesures de politique commerciale de l’Union européenne.
Reproduction autorisée avec la référence suivante : Alicja Słowik, Harley-Davidson et la notion de transformations « économiquement justifiées », actualité n° 32/2024, publiée le 2 décembre 2024, par le Centre d’études juridiques européennes, disponible sur www.ceje.ch