Réunie en grande chambre, la Cour de justice de l’Union européenne (« CJUE ») a rendu l’arrêt Royaume d’Espagne c. Commission européenne (C-632/20 P) : un pourvoi visant à l’annulation de l’arrêt du Tribunal (T-370/19) ayant pour objet un recours, fondé sur l’article 263 TFUE, contre la décision de la Commission concernant la participation de l’autorité de régulation nationale (« ARN ») du Kosovo à l’Organe des régulateurs des communications électroniques (« ORECE ») – une Agence décentralisée de l’Union européenne.
Le règlement (UE) 2018/1971 établissant l’ORECE (« le règlement ») prévoit à son article 35, paragraphe 2, la possibilité pour des pays tiers ayant conclu des accords avec l’UE à cette fin de participer au conseil des régulateurs, aux groupes de travail et au conseil d’administration de l’ORECE. L’UE et l’EURATOM ont conclu un accord de stabilisation et d’association (« ASA ») avec le Kosovo qui, en matière de commutations électroniques, vise à renforcer leur coopération tout en veillant à garantir l’indépendance des autorités de régulation participantes (article 111 de l’ASA). L’article 2 de l’ASA précise que ledit accord ne constitue pas une reconnaissance du Kosovo en tant qu’État ni par l’UE ni par ses États membres.
Considérant que le Kosovo remplit les conditions prévues à l’article 35, paragraphe 2 du règlement, la Commission a adopté, le 18 mars 2019, une décision autorisant la participation de l’ARN du Kosovo à l’ORECE (« décision litigieuse »). Le 19 juin 2019, l’Espagne a introduit un recours en annulation devant le Tribunal en estimant que la Commission a violé l’article 35 du règlement. Elle a fait valoir que le Kosovo n’est pas juridiquement un « pays tiers », qu’il n’existe pas d’« accord » aux fins de la participation du Kosovo à l’ORECE et que la Commission européenne s’est écartée de la procédure établie par le règlement concernant la participation de pays tiers à cet Organe.
Dans son appréciation, le Tribunal de l’Union européenne s’est penché sur la notion de « pays tiers » au sens de l’article 35 du règlement. Il a estimé que cette notion n’équivaut pas à celle d’« État tiers » en lui reconnaissant une portée plus large : d’après les dispositions du traité FUE, il est possible pour des entités « autres que des États » de conclure des accords internationaux (pt 30). En se référant à la pratique existante de l’UE relative à la conclusion d’accords avec des entités territoriales telles que l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) et le territoire douanier distinct de Taïwan, le Tribunal en a déduit qu’en concluant des accords avec le Kosovo, l’UE lui a reconnu une telle capacité et que le Kosovo est susceptible de relever de la notion de « pays tiers », sans préjudice à la reconnaissance de son statut en tant qu’État indépendant (pt 36). S’agissant de la notion d’« accord avec l’Union à cette fin » au sens de l’article 35 du règlement, le Tribunal a estimé que l’accord conclu avec le Kosovo « est assurément susceptible de constituer un tel accord, puisqu’il lie les parties en vertu du droit international public » (pt 47). Examinant la question des pouvoirs de la Commission européenne, le Tribunal a considéré que lorsque des compétences ne sont pas déléguées explicitement à une Agence, elles relèvent des compétences de la Commission. Par analogie avec un arrêt antérieur (C-660/13, pt 40), le Tribunal a retenu que la Commission a le pouvoir de fixer unilatéralement des « arrangements de travail » en vertu de l’article 17 TUE. Le Tribunal conclut que la Commission n’a pas violé le règlement et rejette le recours de l’Espagne.
Dans le cadre du pourvoi rendu le 17 janvier 2023, l’Espagne a fait valoir que le Tribunal a commis des erreurs de droit dans son appréciation.
Concernant la notion de « pays tiers », prenant en compte les conclusions de l’avocate générale (« AG ») Kokott, la Cour de justice considère que le Tribunal de l’Union a commis une erreur de droit en reconnaissant une différence entre « pays tiers » et « État tiers » et procède à une substitution des motifs. Elle rappelle qu’« une entité territoriale située en dehors de l’UE et dont cette dernière n’a pas reconnu la qualité d’État indépendant doit pouvoir être assimilée à un ‘pays tiers’ » (pt 50). En conformité avec l’avis consultatif du 22 juillet 2010 de la Cour internationale de justice, la notion de « pays tiers » s’applique au Kosovo au sens de l’article 35, paragraphe 2, du règlement sans violer le droit international (pt 53). De surcroît, le moyen selon lequel la Commission européenne ne pouvait pas adopter la décision litigieuse en vertu du fait que certains États membres n’ont pas reconnu au Kosovo la qualité d’État est rejeté (pt 72). Concernant les modalités de coopération au sein de l’ORECE, la Cour distingue entre la participation de l’ARN aux travaux de l’ORECE (visée par l’article 35, paragraphe 2, du règlement) et une intégration de l’ARN du Kosovo au sein de l’ORECE. L’ARN du Kosovo ne peut pas participer à l’élaboration de la réglementation de l’UE en matière de communications électroniques et aucun droit de vote ne lui est octroyé. La Cour conclut que les deux conditions permettant, d’après le règlement, la participation à l’ARN du Kosovo à l’ORECE ([i] existence d’un « accord » [ii] conclu « à cette fin »), sont remplies.
Le raisonnement de la Cour s’éloigne de celui du Tribunal en ce qui concerne les pouvoirs de la Commission européenne. Ainsi que l’a relevé l’AG Kokott (pt 122, conclusions), la Cour juge que l’article 17 TUE n’est pas la bonne base juridique pour l’adoption de la décision litigieuse car cette disposition concerne deux pouvoirs précis : les fonctions exécutives et la représentation extérieure de la Commission. Compte tenu des exigences d’indépendance des membres de l’ORECE, la Commission ne peut pas décider unilatéralement de certains arrangements de travail de l’ORECE car cela dépasserait sa fonction de contrôle. Il reviendrait à l’ORECE et à son Office, avec l’accord préalable de la Commission, d’autoriser la participation des ARN de pays tiers à leurs travaux sur la base de l’article 111 de l’ASA.
In fine, la Cour de justice décide de maintenir les effets de la décision litigieuse jusqu’à l’adoption, dans un délai de six mois, d’un nouvel arrangement de travail.
Cet arrêt représente un développement jurisprudentiel à accueillir positivement pour deux raisons. D’une part, il vise à consolider le principe d’équilibre institutionnel et à préciser les contours de la compétence de la Commission, telle que prévue par l’article 17 TUE, dans le cadre d’une coopération sectorielle avec un pays tiers. D’autre part, pour la première fois, la Cour de justice s’intéresse à la notion de « pays tiers » ainsi qu’aux effets de cette désignation pour des entités qui coopèrent avec l’UE et ses États membres. Il sera intéressant d’apprécier la portée de ce dictum dans son application à des entités territoriales qui ne bénéficient pas de statut d’État en droit international, autres que le Kosovo.
Sara Notario, Relations extérieures et questions institutionnelles : précisions sur la notion de « pays tiers » et sur l’étendue des pouvoirs de la Commission européenne, actualité du CEJE n° 02/2023, 30 janvier 2023, disponible sur www.ceje.ch