Dans un arrêt du 3 octobre 2019, la Cour de Justice de l’Union européenne (ci-après « CJUE ») interprète l’article 13 de la décision n°1/80 adoptée par le Conseil d’Association institué par l’accord d’Ankara, relatif à l’emploi et à la libre circulation des travailleurs. Cette clause dite de standstill interdit explicitement, aux États membres de l’Union européenne ainsi qu’à la Turquie, d’adopter toute nouvelle mesure susceptible de rendre plus restrictives les conditions à la libre circulation des travailleurs sur le territoire national concerné, à compter de l’entrée en vigueur de la décision susmentionnée.
La loi néerlandaise sur les étrangers, subordonnant la délivrance d’une autorisation de séjour provisoire (pour raisons professionnelles ou regroupement familial) au prélèvement des données biométriques des ressortissants turcs et des États tiers est ici remise en question. Plus particulièrement, la juridiction de renvoi des Pays-Bas demande à la CJUE si l’introduction de cette condition, postérieurement à l’entrée en vigueur de la décision n°1/80, peut être considérée comme une « nouvelle restriction », explicitement prohibée par la décision susmentionnée, et, dans l’affirmative, si cette limitation pourrait être justifiée par l’objectif de lutte contre la fraude à l’identité et documentaire.
La CJUE rappelle que l’interdiction prévue à l’article 13 de la décision n°1/80 s’applique autant aux conditions de fond qu’aux conditions procédurales en matière de première admission sur le territoire de l’État membre concerné (affaire C-225/12, §34). Par la même, la CJUE souligne qu’une « réglementation nationale durcissant les conditions du regroupement familial des travailleurs turcs résidant légalement dans l’État membre concerné » est de nature à rendre plus difficile l’exercice, par un ressortissant turc, de la liberté de circulation des travailleurs et doit donc être considérée comme une « nouvelle restriction » au sens de l’article 13 (affaire C-652/15, §31). La CJUE explique que la condition à l’octroi d’une autorisation de séjour provisoire au Pays-Bas susmentionnée, instaurée postérieurement à l’entrée en vigueur de la décision n°1/80, rend plus difficile les conditions de la première admission sur le territoire néerlandais à l’égard des ressortissants turcs contrairement au régime qui leur était applicable à la date d’entrée en vigueur de la décision n°1/80 aux Pays-Bas. Par conséquent, la réglementation est bien constitutive d’une « nouvelle restriction » prohibée au sens de l’article 13 de cette même décision.
Toutefois, une telle restriction à la libre circulation des travailleurs, normalement interdite, peut être justifiée par une raison impérieuse d’intérêt général si certaines conditions sont remplies.
Sur le caractère légitime de l’objectif de « lutte contre la fraude à l’identité et documentaire » la CJUE souligne, entre autres, que « l’objectif de prévenir l’entrée et le séjour irréguliers » a déjà été considéré comme constitutif d’une raison impérieuse (affaire C-225/12, §41). Elle souligne également le fait que le législateur de l’Union reconnait lui-même, au sein de divers règlements, l’importance de la lutte contre la fraude à l’identité. Sur la base de ces éléments, la CJUE arrive à la conclusion intermédiaire que l’objectif considéré est légitime et constitutif d’une raison impérieuse d’intérêt général.
Sur l’aptitude de la mesure à garantir l’objectif recherché, la CJUE confirme que le prélèvement, l’enregistrement et la conservation des données biométriques de ressortissants d’États tiers dans un fichier central permet effectivement d’identifier précisément la personne concernée et de déceler toute fraude à l’identité et documentaire, par la simple comparaison entre ces données figurant au fichier et celles du demandeur d’une autorisation de séjour provisoire.
Sur le caractère proportionné de la mesure vis-à-vis de l’objectif poursuivi et au regard du droit fondamental à la vie privée en matière de traitement des données à caractère personnel prévu à l’article 7 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après « Charte »), la CJUE indique que la mesure en cause n’est pas trop incisive en ce sens qu’elle se limite à ce qui est « strictement nécessaire » pour lutter contre la fraude à l’identité et documentaire (avis 1/15, §140). Le fait que les données récoltées se limitent à « dix empreintes digitales et à une image faciale », qu’elles ne soient accessibles qu’à un nombre limité de personnes respectant certaines conditions relativement rigides et que la durée de conservation de ces données soit peu élevée, la mesure n’apparait pas excessive au regard de l’objectif poursuivi par la loi néerlandaise sur les étrangers.
En conclusion, une mesure instituant le prélèvement, l’enregistrement et la conservation des données biométriques des ressortissants étrangers comme condition à la délivrance d’une autorisation de séjour, rendant plus difficile la liberté de circulation des travailleurs turcs et des États tiers, et touchant à la liberté fondamentale prévue à l’article 7 de la Charte, peut être justifiée au motif de lutte contre la fraude à l’identité et documentaire.
Sophia Lisa Ouadouri
Vendredi 18 octobre 2019