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Expulsion d’un ressortissant d’un État membre de l’Union européenne au regard des règles de l’ALCP

Laetitia Rienzo , 12 juillet 2019

Dans un arrêt rendu le 22 mai 2019, le Tribunal fédéral a examiné le cas d’une expulsion d’un ressortissant d’un État membre de l’Union européenne (UE) par rapport à l’article 5, annexe I de l’Accord sur la libre circulation des personnes (ALCP). Il était question d’un ressortissant espagnol condamné pour infraction qualifiée à la loi fédérale sur les stupéfiants (LStup), après la découverte dans son logement de 590 grammes de mélange de cocaïne, lesquels étaient destinés à la vente. En plus sus d’une peine privative de liberté de 19 mois, sous déduction de 140 jours de détention, respectivement d'exécution anticipée de peine, une expulsion d'une durée de sept ans a été prononcée à son encontre.

Dans le cadre du recours formé devant le Tribunal fédéral, le recourant a invoqué le fait que, selon lui, l’ALCP prime le Code pénal suisse (CPS) et s’oppose ainsi à une expulsion au sens des articles 66a et ss CPS. Le Tribunal fédéral a ainsi été amené à analyser en détail la conformité avec l’ALCP de l'expulsion de ressortissants d’États membres de l’UE.

Tout d’abord, le Tribunal fédéral rappelle qu’avec la conclusion de l’ALCP, la Suisse a accordé aux ressortissants des États membres de l’UE un droit étendu et réciproque à exercer une activité lucrative sur son territoire. Toutefois, l’ALCP ne contient pas de disposition de droit pénal. La Suisse a la compétence de légiférer en matière pénale sur son territoire et n’est pas liée à cet égard par l’ALCP. De plus, le Tribunal fédéral souligne que l’ALCP relève essentiellement du droit économique.

Dans un précédent arrêt rendu en novembre 2018, le Tribunal fédéral avait déjà retenu que l’ALCP autorisait le séjour des ressortissants des États membres de l’UE en Suisse à condition toutefois que ces derniers adoptent un comportement conforme au droit au sens de l'article 5, paragraphe 1, annexe I ALCP. Conformément à cet article, les droits octroyés par l'ALCP ne peuvent être restreints que par des mesures justifiées par des raisons d'ordre public, de sécurité publique ou de santé publique.

Il ressort de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (ci-après : « CJUE ») que cette dernière laisse aux États membres une certaine autonomie de principe afin de déterminer et d’interpréter, conformément à leurs besoins nationaux, les motifs prévus à l’article 5, paragraphe 1, annexe I ALCP (voir notamment arrêt Graf et Engel du 6 octobre 2011, §32). La CJUE subordonne tout de même l’application de cette disposition à une stricte interprétation, en tant qu’elle contient des motifs permettant de déroger à des règles fondamentales de l’ALCP telles que le principe d’égalité de traitement (voir notamment arrêt Graf et Engel du 6 octobre 2011, § 33).

En matière du droit des étrangers, le Tribunal fédéral a dans une jurisprudence constante, adopté cette vision restrictive lorsqu’il s’agit de limiter la libre circulation des personnes. Néanmoins, dans le cadre du présent arrêt, il estime que l'article 5, paragraphe 1, annexe I ALCP ne doit pas être interprété restrictivement en matière pénale, mais sur la base de son sens littéral. En effet, les États membres ont fondé l’UE afin de créer une union sans cesse plus étroite entre les peuples de l’Europe. L’interprétation restrictive des motifs justificatifs mentionnés à l’article 5, paragraphe 1, annexe I ALCP, appliquée par la CJUE, doit être attribuée à une application à effet intégrateur et dynamique du droit, laquelle vise l'harmonisation et l'approfondissement de l’UE.

En matière de droit pénal, la Suisse n'a pas à tenir compte de cette jurisprudence de la CJUE, basée sur une interprétation téléologique de l’ALCP. Pour appuyer cette argumentation, le Tribunal fédéral prend le soin de rappeler que l’expulsion des criminels n’entre ni dans le champ d’application de l’ALCP, ni dans celui d’autres traités bilatéraux. Cette expulsion n’a alors ni une composante économique, ni une composante de droit de migration. Il appuie également sa position en affirmant que la Suisse, l’UE et ses États membres sont convenus expressément la prise en compte (en allemand: die Berücksichtigung) par la Suisse de la jurisprudence de la CJUE pour l’application de l’ALCP. En revanche, ces derniers n’ont pas prévu la primauté de l’ALCP sur le droit national suisse, en particulier le droit pénal.

Par cet arrêt de principe, le Tribunal fédéral indique aux tribunaux pénaux le raisonnement à suivre pour les cas à venir. Concrètement, ces derniers doivent examiner dans chaque cas, par une appréciation spécifique, si l’article 5, paragraphe 1, annexe I ALCP s’oppose à une expulsion. Pour l’essentiel, il s'agit alors d'un examen de la proportionnalité entre l'action de l'État et la restriction à la libre circulation des personnes au sens de l’ALCP. Dans le cadre de cet examen, le critère central pour l’expulsion est celui de l'intensité de la mise en danger de l'ordre public, de la sécurité publique, de la santé publique ou du bien commun par la volonté criminelle manifestée au travers des actes pouvant justifier une expulsion au sens du CPS.

Le Tribunal fédéral conclut cette longue analyse par l’examen du cas particulier porté devant lui. En l’espèce, il note qu’on est en présence d’un trafic de drogue portant sur une quantité de cocaïne largement supérieure au seuil à partir duquel l’infraction est qualifiée au sens de la LStup. Selon lui, le recourant a alors adopté un comportement représentant une mise en danger actuelle de l'ordre public et de la santé de nombreuses personnes. Il relève en outre que c'est l'intention du législateur suisse que de verrouiller le trafic de drogue par les étrangers. Compte tenu du long débat politique autour de l'initiative populaire fédérale pour le renvoi des étrangers criminels, il estime que l’intéressé ne pouvait l’ignorer.

En conclusion, l'ALCP permettait au recourant d'entrer en Suisse pour exercer une activité́ économique dépendante ou indépendante. En s’adonnant toutefois à un trafic de drogue qualifié, ce dernier a pris consciemment le risque de perdre son droit de séjour. Partant, le recourant se prévaut sans succès de l’ALCP, qui n’a pas pour but, d’après le Tribunal fédéral, d’accorder un droit de séjour en Suisse aux trafiquants de drogue. Cet arrêt fondamental précise ainsi la portée, en droit pénal, des normes de l'ALCP relatives à la restriction de la libre circulation des personnes.