Suite à l'entrée en vigueur du nouveau règlement général sur la protection des données (règlement (UE) 2016/679 ci-après « le règlement »), la Cour de justice de l’Union européenne (ci-après « la Cour ») a annoncé, le 1 juillet 2018, le changement de sa politique de citation des noms des personnes physiques dans le cadre des publications relatives aux renvois préjudiciels. L’approche adoptée par la Cour jusque-là était de remplacer les noms des parties par leurs initiales dans des affaires considérées sensibles (tels que les litiges concernant des demandeurs d'asile), et d'utiliser les noms complets des personnes physiques dans d'autres affaires. La nouvelle politique de la Cour, envisage de remplacer, dans le cadre des publications relatives aux renvois préjudiciels, les noms des personnes physiques impliquées dans une affaire par des initiales qui ne correspondront jamais aux initiales de leurs noms réels.
Le renforcement de la protection des données des personnes physiques dans le cadre des publications relatives aux renvois préjudiciels s’explique aussi par la récente jurisprudence sur le droit à la protection des données. Il convient de noter l’importance particulière dans ce domaine des affaires commeGoogle Spain et Google sur le droit au référencement sur les moteurs de recherche (aff. C-131/12), Schrems sur la validité de la décision de la Commission européenne constatant que les États-Unis assurent un niveau de protection adéquat aux données à caractère personnel transférées (aff. C-362/14), Tele2 Sverige sur la légalité de la conservation des données à caractère personnel par les fournisseurs de services de communications électroniques, l’avis 1/15 sur l’accord PNR (Passenger Name Record data) entre l’Union européenne et le Canada (voir ici), et Wirtschaftsakademie Schleswig-Holsteinsur la responsabilité des administrateurs de pages Facebook (aff. C-210/16).
La protection des données à caractère personnel est également ancrée à l'article 8 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne (ci-après « la Charte »). Néanmoins, si la protection des données s’avère indispensable à l'ère du numérique, le dispositif de l'article 8 de la Charte n'est pas absolu. En effet, l'article 52 § 1 de la Charte prévoit que « toute limitation de l’exercice des droits et libertés reconnus par la présente Charte doit être prévue par la loi et respecter le contenu essentiel desdits droits et libertés. Dans le respect du principe de proportionnalité, des limitations ne peuvent être apportées que si elles sont nécessaires et répondent effectivement à des objectifs d’intérêt général reconnus par l’Union ou au besoin de protection des droits et libertés d’autrui ».
La protection des données à caractère personnel consacrée à l'article 8 de la Charte doit être équilibrée avec le respect de la vie privée et familiale consacré à l'article 7 de la Charte. A une époque où la Charte n’existait pas, la Cour a suivi, avec l’arrêt Konstandinidis(aff. C-168/91), les conclusions de l’avocat général Jacobs, qui a affirmé « qu'il devrait être possible, par le biais d'une interprétation large de l'article 8 de la Convention, de considérer que cette dernière protège effectivement le droit de l'individu de s'opposer à une ingérence injustifiée dans son nom » (§ 41). L’article 7 de la Charte doit donc être lu à la lumière de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme sur l'article 8 de la CEDH établissant le droit d'un individu à utiliser son nom et prénom. Élément essentiel de l'identité d'une personne, ce droit relève de la notion de vie privée et familiale de l'article 8 de la CEDH. Enfin, il est nécessaire de rappeler que la liberté d’expression est garantie par l’article 11 de la Charte.
L'article 85 § 1 du règlement prévoit que « les États membres concilient, par la loi, le droit à la protection des données à caractère personnel au titre du présent règlement et le droit à la liberté d’expression et d’information, y compris le traitement à des fins journalistiques et à des fins d’expression universitaire, artistique ou littéraire ». La Cour peut néanmoins déroger à cette nouvelle règle « en cas de demande expresse d'une partie ou si les circonstances particulières de l’affaire le justifient ». On peut s’interroger sur la signification des mots « circonstances particulières » susceptibles de justifier une dérogation au règlement, car la Cour ne le précise pas, ou sur le respect effectif des droits des parties à la procédure, lesquelles devraient être informées en temps utile de leur droit de décider d’associer ou non leurs noms dans l’affaire au principal.
La manière dont la Cour a décidé de modifier sa politique pour rendre anonyme à l’avenir les noms des parties est critiquable. L’article 95 du règlement de procédure de la Cour prévoit que « lorsque l’anonymat a été accordé par la juridiction de renvoi, la Cour respecte cet anonymat dans le cadre de la procédure pendante devant elle » (§ 1). De même « à la demande de la juridiction de renvoi, sur demande dûment motivée d’une partie au litige au principal ou d’office, la Cour peut en outre, si elle l’estime nécessaire, procéder à l’anonymisation d’une ou de plusieurs personnes ou entités concernées par le litige » (§ 2). Or, la Cour, en vertu de sa nouvelle politique, rendra anonyme les noms des parties à la procédure de sa propre initiative. L’article 95 du règlement de procédure de la Cour, aurait dû ou devrait être modifié en vertu de l'article 253, alinéa 6, TFUE.
En outre, conformément à l'article 190 § 3 du règlement de procédure de la Cour, « l’article 95 est applicable, mutatis mutandis, à la procédure devant la Cour ayant pour objet un pourvoi contre les décisions du Tribunal ». Comme prévu par l’article 66 de son règlement de procédure, le Tribunal, « saisi d’une demande motivée d’une partie présentée par acte séparé́ ou d’office, […] peut omettre le nom d’une partie au litige ou celui d’autres personnes mentionnées dans le cadre de la procédure, ou encore certaines données dans les documents afférents à l’affaire auxquels le public a accès, si des raisons légitimes justifient que l’identité d’une personne ou le contenu de ces données soient tenus confidentiels ». Le Tribunal est donc habilité à se prononcer, en première instance, sur la demande d’anonymisation d’une ou de plusieurs personnes ou entités parties à la procédure. Néanmoins, il semble que le Tribunal, n’ait pas encore « changé » sa politique d'anonymat des parties à la procédure, en s'adaptant à la Cour. Il en résulte un problème de cohérence dans l'action de la Cour en tant qu’organe institutionnel.
Au cours d'une affaire, les juridictions des États membres peuvent s'écarter de la politique de la Cour et continuer à utiliser les noms réels des parties à la procédure. Cela s'est par exemple vérifié dans le célèbre arrêt Celmer en Irlande, devenu LM (aff. C-216/18 PPU) dans le cadre du renvoi préjudiciel à la Cour, puis à nouveau Celmer devant la Cour suprême irlandaise (The Minister for Justice and Equity v. Celmer No.5). L'affaire LM montre que la Cour ne peut empêcher que la presse ou les médias des États membres utilisent les noms et prénoms réels des parties impliquées dans une affaire. Aussi imposer l'anonymat n'a pas de sens si les juridictions des États membres – ainsi que les médias nationaux – ne coopèrent pas. Les États membres doivent, par conséquent, déployer des efforts pour garantir une protection adéquate des données à caractère personnel.
Dans une communication du 20 juillet 2018, la Cour invite les juridictions nationales à supprimer les noms des parties dans les publications relatives aux renvois préjudiciels. Toutefois, cela n’est envisageable que dans les cas où l’anonymat est requis par l’article 8 de la Charte ou par le règlement général de protection des données.
Vincenzo Elia « Des problèmes de cohérence, transparence et coopération judiciaire découlent de la nouvelle politique de la Cour de justice en matière d'anonymat des noms des parties » actualité du 18/01/2019, disponible sur www.ceje.ch