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L’obligation d’écarter un acte national ordonnant la suspension des fonctions d’un juge

Sara Notario , 20 juillet 2023

Dans le cadre des affaires jointes YP e.a. (C-615/20)et M.M. (C-671/20), la Cour de justice de l’Union européenne a fourni des clarifications relatives à l’obligation d’écarter des dispositions nationales adoptées dans le cadre de la réforme du système judiciaire polonais en vertu du principe de la primauté du droit de l’Union européenne.

En février 2017, le parquet régional de Varsovie (Pologne) a engagé des procédures pénales contre YP e.a., d’une part, et contre M.M., d’autre part, en raison de diverses infractions. Dans le cadre de la procédure nationale relevant de l’affaire C-615/20, le juge I.T. a autorisé des représentants des médias à enregistrer le son et des images de l’audience ainsi que l’exposé oral des motifs. Saisie par le parquet national, la chambre disciplinaire, instituée par la loi sur la Cour suprême du 8 décembre 2017, a autorisé l’ouverture d’une procédure pénale contre ce juge, ordonné la suspension de ses fonctions et réduit sa rémunération (ci-après, « décision litigieuse ») pour avoir agi au détriment de l’intérêt public. A la suite de cette décision, les affaires initialement traitées par le juge I.T. ont été réattribuées à d’autres formations de jugement, sauf pour la procédure au principal dans l’affaire C-615/20. A la lumière de ces faits, le tribunal régional de Varsovie a posé des questions préjudicielles à la Cour de justice de l’Union européenne, en vertu de l’article 267 TFUE, portant sur l’interprétation des articles 2 et 19, paragraphe 1, second alinéa TUE, 47 de la Charte des droits fondamentaux (ci-après, « la Charte »), et des principes de primauté, de coopération loyale et de sécurité juridique.

Le gouvernement polonais et le parquet régional de Varsovie ont considéré que les demandes de décisions préjudicielles sont irrecevables car les procédures pénales à l’encontre de YP e.a. et de M.M. relèvent exclusivement du droit national et les réponses aux questions posées ne sont pas nécessaires à l’issue des procédures engagées dans le cadre interne. La Cour de justice a écarté ces arguments : les questions préjudicielles posées sont étrangères à la procédure pénale au niveau national et sont donc recevables.

La Cour a rendu son arrêt en développant trois axes principaux.

Premièrement, la Cour a rappelé sa jurisprudence récente (C-204/21) selon laquelle, en vertu de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, la Pologne a manqué à ses obligations découlant du droit de l’Union européenne pour avoir habilité la chambre disciplinaire, dont l’indépendance et l’impartialité ne sont pas garanties (C-791/19), à statuer sur des affaires ayant une incidence directe sur la fonction de juge. En l’espèce, dans le cadre de la procédure pénale à l’encontre de YP e.a., la Cour a considéré que l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE s’oppose aux dispositions nationales autorisant la prise de la décision litigieuse concernant le statut et la fonction du juge I.T. par la chambre disciplinaire. La Cour a jugé qu’en vertu des articles 19, paragraphe 1, TUE et 4, paragraphe 3, TUE ainsi que des principes de primauté et de coopération loyale, la juridiction de renvoi dans l’affaire C-615/20, ainsi que les membres de la chambre disciplinaire mêmes, doivent écarter l’application de la décision litigieuse afin que la procédure pénale puisse se poursuivre dans la composition actuelle des juges sans que les décisions prises par un organe tel que la chambre disciplinaire ne puissent y faire obstacle.

Deuxièmement, en vertu de l’effet direct de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, les juridictions nationales ont l’obligation d’écarter l’application d’une décision adoptée par le président du tribunal régional de Varsovie dans le cadre de l’affaire C-671/20 ordonnant de modifier la composition de la formation de jugement dans les affaires qui avaient été attribuées au juge I.T. (sauf celle faisant l’objet de l’affaire C-615/20). La Cour a jugé qu’« une reprise de cette procédure [l’affaire au principal dans C-671/20] par le juge I.T. paraît de nature à permettre que ladite procédure puisse […] aboutir à une décision qui soit conforme à la fois aux exigences découlant de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE et à celles découlant du droit des justiciables concerné à un procès équitable. » Les organes judiciaires compétents en matière de détermination et modification de la composition des formations des juges sont donc tenus de réattribuer l’affaire en cause à la formation de jugement initialement chargée de celle-ci. Dans son appréciation, la Cour de justice n’a suivi que partiellement les conclusions de l’Avocat général Collins, qui a suggéré la réattribution de l’affaire en cause au juge I.T., sauf lorsque l’affaire a été réattribuée à un tribunal indépendant, impartial, établi préalablement par la loi. Dans ce cas, d’après l’Avocat général, l’affaire peut rester devant la nouvelle formation.

Troisièmement, la Cour de justice a abordé la question de savoir si, d’une part, des dispositions nationales interdisant à une juridiction nationale, sous peine de sanctions disciplinaires infligées aux juges composant celle-ci, d’examiner le caractère contraignant d’un acte adopté par un organe tel que la chambre disciplinaire et, d’autre part, la jurisprudence d’une cour constitutionnelle en vertu de laquelle les actes de nomination des juges composant une telle instance ne peuvent pas faire l’objet d’un contrôle juridictionnel sont conformes au droit de l’Union européenne. La Cour de justice a considéré que les dispositions nationales concernées ne peuvent pas faire obstacle à ce que la juridiction de renvoi puisse examiner la force contraignante de la décision litigieuse et l’écarter. Les juridictions nationales ont l’obligation d’écarter aussi la jurisprudence constitutionnelle faisant obstacle à ce que la juridiction de renvoi écarte l’application de la décision litigieuse et s’abstienne de statuer sur l’affaire au principal, conformément au principe de primauté du droit de l’Union européenne.

En conclusion, conformément au droit de l’Union, le juge I.T. peut continuer à exercer ses fonctions dans le cadre de la procédure pénale au principal (affaire C-615/20). Dans le cadre de l’affaire C-671/20, la formation de jugement, qui avait initialement été attribuée au juge I.T., doit s’abstenir à statuer et les organes judiciaires compétents doivent réattribuer l’affaire en cause à ce dernier. L’application d’une résolution de la chambre disciplinaire ordonnant la suspension d’un juge de ses fonctions doit donc être écartée.

Cette affaire vient enrichir la ligne jurisprudentielle concernant la conformité avec le droit de l’Union européenne des mesures nationales relatives au statut, à la fonction et aux procédures pénales adoptées à l’encontre de « juges de droit commun » de l’ordre juridique de l’Union.

Reproduction autorisée avec la référence suivante : Sara Notario, L’obligation d’écarter un acte national ordonnant la suspension des fonctions d’un juge, actualité n° 25/2023, publiée le 20 juillet 2023, par le Centre d’études juridiques européennes, disponible sur www.ceje.ch