Dans l’arrêt Ruska Federacija (aff. C-897/17 PPU), la Cour de justice de l’Union européenne répond à une question préjudicielle posée par la Cour suprême de Croatie sur l’interprétation des dispositions de l’accord sur l’espace économique européen (ci-après, accord EEE), de l’article 18 TFUE et de l’article 19, paragraphe 2, de la Charte des droits fondamentaux (ci-après, la Charte). La Cour de justice considère que la solution retenue dans son arrêt Petruhhin (aff. C-182/15) doit être appliquée par analogie aux ressortissants islandais et à ceux des autres Etats de l’AELE, parties à l’accord EEE, lorsqu’ils sont dans une situation comparable à celle d’un citoyen de l’Union européenne.
I.N., ressortissant russe et islandais, est arrêté à la frontière entre la Slovénie et la Croatie en exécution d’un mandat d’arrêt international émis par le bureau d’Interpol de Moscou. La Russie demande au tribunal de Zagreb l’extradition de I.N. sur la base de la convention européenne d’extradition en raison de poursuites engagées en Russie pour corruption passive. Dans sa demande, la Russie a garanti le respect du principe de non-discrimination, de la dignité humaine et des garanties de procédure.
La demande ayant été acceptée par le tribunal de Zagreb, I.N. introduit un recours devant la Cour suprême croate en faisant valoir le risque « concret, sérieux et raisonnablement prévisible » d’être soumis à des actes de torture. Il fait notamment valoir son statut de réfugié en Islande qui lui avait été accordé antérieurement à son acquisition de la nationalité islandaise. I.N. se réfère, dans son recours, à l’arrêt Petruhhin, dans lequel la Cour de justice a affirmé que les articles 18 et 21 TFUE obligent l’État membre détenant un suspect à informer l’État dont il est ressortissant de toute demande d’extradition qui lui serait adressée par un État tiers. Cette obligation est applicable pour autant que le suspect soit un citoyen de l’Union européenne, qu’il se soit déplacé vers un autre État membre et que l’État détenteur ait conclu un accord d’extradition avec l’État tiers demandeur. L’État membre qui reçoit la demande d’extradition est tenu de remettre le citoyen de l’Union à son État de nationalité si ce dernier en fait la demande et s’il est compétent pour poursuivre la personne en vertu de son droit national, pour des faits commis en dehors de son territoire national.
La Cour suprême croate rappelle que les faits en l’espèce sont différents de ceux de l’affaire Petruhhin, dans la mesure où I.N. n’est pas ressortissant d’un Etat membre de l’Union européenne mais ressortissant d’un État de l’AELE, l’Islande, avec lequel l’Union entretient des liens spécifiques.
L’Islande, dont I.N. est ressortissant, est partie à l’accord EEE, fait partie de l’espace Schengen, participe au système d’asile européen et est lié par l’accord relatif à la procédure de remise. La Russie, quant à elle, n’est liée avec l’Union européenne que par la convention européenne d’extradition. La Cour de justice examine donc si l’accord EEE et le droit de l’Union européenne impliquent, comme dans l’arrêt Petruhhin, une obligation pour la Croatie d’informer l’Islande de la demande d’extradition vers la Russie.
L’accord EEE fait partie intégrante du droit de l’Union. Au regard des relations privilégiées qu’entretient l’Union européenne avec les États AELE parties à l’accord EEE, les dispositions de cet accord, en particulier celles de l’article 36 (libre prestation de services), doivent être interprétées de la même manière que l’article 56 TFUE. En l’espèce, I.N. s’est rendu en Croatie pour y passer des vacances estivales. C’est donc en tant que touriste et bénéficiaire de services que l’article 36 de l’accord EEE s’applique.
Cela étant, la Cour de justice va analyser s’il y a potentiellement une restriction à la libre prestation des services, qui résulterait de l’extradition de I.N. vers la Russie. Elle constate qu’il y a une inégalité de traitement envers I.N. par rapport aux citoyens de l’Union européenne puisque le droit croate n’accorde pas aux citoyens des Etats de l’AELE la même protection contre l’extradition que celle accordée aux citoyens de l’Union. Une telle inégalité peut résulter en la violation de la liberté de circulation au sens de l’article 36 de l’accord EEE. Se pose ensuite la question de savoir si une telle restriction peut être justifiée. Celle-ci doit être, d’une part, fondée « sur des considérations objectives » et, d’autre part, « proportionnée à l’objectif légitimement poursuivi par le droit national ». L’objectif poursuivi par la législation croate est d’éviter le risque d’impunité des personnes ayant commis une infraction. La Cour de justice admet que l’extradition permet de réaliser cet objectif. Néanmoins, une circonstance telle que celle dans l’affaire au principal, où un individu s’est vu accorder l’asile en Islande en raison des poursuites dans son pays d’origine, la Russie, doit être prise en compte aux fins de déterminer s’il existe des risques de torture ou d’autres traitements inhumains et dégradants. Cette circonstance doit conduire l’État membre ayant reçu la demande d’extradition à refuser ladite demande en application de l’article 19, paragraphe 2, de la Charte. Dans l’arrêt Petruhhin, la Cour de justice a considéré que de simples déclarations de la part de l’État requérant affirmant le respect des droits fondamentaux ou la ratification de traités internationaux garantissant ces droits ne sont pas suffisants.
Si l’article 19, paragraphe 2, de la Charte n’était pas applicable, il faudrait examiner s’il existe des mesures autres que l’extradition qui seraient moins attentatoires à la libre circulation. La Cour de justice considère que les mesures d’assistance et de coopération au sein de l’Union européenne sont moins contraignantes que l’extradition vers un État tiers. En d’autres termes, il convient de privilégier la communication avec l’État dont l’intéressé a la nationalité afin de lui donner l’opportunité de demander la remise de ce dernier en vertu de l’accord relatif à la procédure de remise conclu entre l’Union européenne et l’Islande en 2019.
En conclusion, l’État membre qui se voit adresser une demande d’extradition par un État tiers doit en informer l’État de l’AELE dont l’individu a la nationalité et lui remettre ce dernier, pour autant que ledit État soit compétent pour poursuivre cette personne des faits qu’elle a commis. En outre, dans une situation telle que celle au principal, l’autorité compétente de l’État membre dans lequel l’intéressé s’est déplacé doit vérifier que son extradition ne portera pas atteinte aux droits garantis par l’article 19, paragraphe 2 de la Charte des droits fondamentaux.
Falah SAYED, Protection contre l’extradition étendue aux citoyens des États de l’AELE, parties à l’accord EEE, actualité du CEJE n°20/2020, disponible sur www.ceje.ch