Dans l’arrêt Trojan (aff. C‑713/23) rendu le 25 novembre 2025, la grande chambre de la Cour de justice a apporté des clarifications sur la reconnaissance du mariage entre personnes de même sexe dans le cadre de l’exercice du droit de libre circulation et de libre séjour sur le territoire des États membres.
En l’espèce, M. Cupriak-Trojan, ayant la double nationalité polonaise et allemande, et M. Trojan, un ressortissant polonais, se sont mariés en juin 2018 en Allemagne qui reconnaît le mariage homosexuel depuis 2017. Ayant séjourné un certain temps en Allemagne, un couple souhaitait se rendre en Pologne pour y séjourner ensemble. M. Cupriak-Trojan a introduit auprès du chef du bureau de l’état civil de Varsovie une demande de transcription de l’acte de mariage conclu en Allemagne dans le registre d’état civil polonais. Cette demande a été rejetée au motif que le droit polonais ne prévoit pas le mariage entre personnes de même sexe. De ce fait, la transcription d’un tel acte de mariage étranger violerait les principes fondamentaux consacrés par l’ordre juridique de la République de Pologne. En effet, en vertu de l’article 18 de la Constitution polonaise, « [l]a République de Pologne sauvegarde et protège le mariage en tant qu’union de la femme et de l’homme ».
M. Cupriak-Trojan et M. Trojan ont contesté le rejet de leur demande auprès du voïvode de Mazovie qui a confirmé la décision du bureau de l’état civil. Par conséquent, les requérants ont introduit un recours contre la décision du voïvode de Mazovie devant le tribunal administratif de voïvodie de Varsovie. Ce dernier a rejeté leur recours au motif que la transcription d’un acte de mariage, tel que celui en cause au principal, violerait les principes fondamentaux consacrés par l’ordre juridique polonais. Par la suite, les requérants ont formé un pourvoi en cassation contre ce jugement devant la Cour suprême administrative. Ils ont relevé notamment que la non-reconnaissance de leur mariage constituait une restriction disproportionnée à leur liberté de circulation et de séjour sur le territoire des États membres, du fait de l’appréciation différente de leur état civil en Pologne et en Allemagne.
Nourrissant des doutes quant à l’interprétation des articles 20 et 21 TFUE consacrant la libre circulation des citoyens de l’Union sur le territoire des États membres, lus à la lumière des articles 7 et 21 de la Charte des droits fondamentaux qui garantissent, respectivement, le droit au respect de sa vie privée et familiale et le droit à la non-discrimination, la Cour suprême administrative a décidé de surseoir à statuer et de saisir la Cour de justice à titre préjudiciel. La juridiction souhaitait savoir, en substance, si les dispositions du droit de l’Union susmentionnées s’opposent à une réglementation nationale qui ne permet ni de reconnaître le mariage d’un citoyen de l’Union, conclu légalement dans un autre État membre lors de l’exercice de sa liberté de circulation et de séjour, ni de transcrire son acte de mariage dans un registre de l’état civil, au motif que le droit national en cause n’autorise pas le mariage entre personnes de même sexe.
Dans son jugement, la Cour de justice a d’abord relevé que M. Cupriak-Trojan et M. Trojan jouissaient, en vertu de l’article 20, paragraphe 1, TFUE, du statut de citoyen de l’Union européenne. Ayant exercé leur liberté de circuler de séjour dans un État membre autre que leur État d’origine, ils pouvaient se prévaloir des droits afférents à leur statut de citoyen, y compris à l’égard de leur État d’origine. S’agissant de la situation de deux citoyens de l’Union qui mènent une vie commune dans l’État membre d’accueil et y ont conclu un mariage conformément au droit de ce dernier État membre, l’effet utile des droits que ces citoyens tirent de l’article 21 TFUE exige que ces citoyens puissent avoir la certitude de pouvoir poursuivre dans l’État membre dont ils sont originaires la vie de famille qu’ils ont développée dans l’État membre d’accueil.
La Cour a ensuite rappelé qu’en l’état actuel du droit de l’Union européenne, les règles relatives au mariage relèvent de la compétence des États membres et le droit de l’Union ne saurait porter atteinte à cette compétence. Par conséquent, les États membres sont libres de prévoir ou non, dans leur droit national, le mariage pour des personnes de même sexe. Cependant, dans l’exercice de cette compétence, chaque État membre doit respecter le droit de l’Union européenne, y compris les dispositions du traité relatives à la liberté reconnue à tout citoyen de l’Union de circuler et de séjourner sur le territoire des États membres.
La Cour de justice a indiqué que le refus, par les autorités d’un État membre dont deux citoyens de l’Union de même sexe ont la nationalité, de reconnaître le mariage que ceux-ci ont conclu dans un autre État membre est susceptible d’entraver l’exercice du droit à la libre circulation consacré à l’article 21 TFUE. En effet, à la suite d’un tel refus, les citoyens en cause sont privés de la possibilité de retourner dans leur État membre d’origine en y poursuivant la vie de famille développée dans l’État membre d’accueil. La Cour a ensuite examiné la question de savoir si l’entrave à la liberté fondamentale saurait être justifiée par les intérêts légitimes. En analysant une possible justification sur la base de l’ordre public, la Cour a souligné que la notion d’« ordre public » devait être entendue strictement. En outre, toute mesure qui entrave les libertés de circulation doit être conforme aux droits fondamentaux garantis par la Charte. En s’appuyant sur la jurisprudence récente de la Cour européenne des droits de l’homme sur l’interprétation de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme qui correspond à l’article 7 de la Charte des droits fondamentaux relatif au respect de la vie privée et familiale, la Cour de justice a observé que l’absence de reconnaissance du mariage conclu dans un autre État membre était contraire aux droits fondamentaux que l’article 7 de la Charte garantissait aux couples de personnes de même sexe. Au surplus, une telle absence est contraire à l’article 21, paragraphe 1, de la Charte interdisant toute discrimination fondée sur l’orientation sexuelle dans la mesure où, à la différence des couples de même sexe, les couples de personnes de sexe opposé bénéficient en Pologne de la possibilité d’une transcription de leur acte de mariage dans le registre d’état civil, lorsque ce mariage a été conclu dans un autre État membre.
Enfin, en développant les clarifications apportées par les affaires Egenberger (C-414/16) et Kinsa (C‑460/23), la Cour a affirmé que tant l’article 20 et l’article 21, paragraphe 1, TFUE que l’article 7 et l’article 21, paragraphe 1, de la Charte étaient dotés d’effet direct. Par conséquent, si la juridiction de renvoi devait constater qu’il lui est impossible d’interpréter son droit national de manière conforme au droit de l’Union européenne, elle serait tenue de laisser inappliquées les dispositions du droit national qui sont contraires aux dispositions du droit de l’Union en cause. En conclusion, la Cour a jugé que l’article 20 et l’article 21, paragraphe 1, TFUE, lus à la lumière de l’article 7 et de l’article 21, paragraphe 1, de la Charte, s’opposaient à la législation nationale qui ne prévoyait aucun moyen pour permettre une reconnaissance d’un mariage entre les personnes de même sexe conclu dans un autre État membre dans le cadre de l’exercice de liberté de circulation et de séjour.
Par l’arrêt Trojan, la Cour de justice rappelle que même en agissant dans les domaines qui relèvent pleinement de leur compétence, comme le droit de la famille et les questions relatives à l’état civil, les États membres sont tenus de respecter le droit de l’Union européenne. En corroborant son raisonnement par les arguments tirés de l’impératif de la sauvegarde des droits garantis par la Charte et en tissant des liens forts avec la jurisprudence développée par la Cour européenne des droits de l’homme, la Cour de justice réussit à renforcer la protection des libertés de circulation dont l’exercice doit être assuré même si cela va à l’encontre des principes fondamentaux de l’ordre juridique national.
Alicja Słowik, Liberté de circulation et reconnaissance du mariage entre personnes de même sexe, actualité n° 38/2025, publiée le 16 décembre 2025, par le Centre d’études juridiques européennes, disponible sur www.ceje.ch