Dans l’arrêt WA contre Direcţia pentru Evidenţa Persoanelor şi Administrarea Bazelor de Date din Ministerul Afacerilor Interne (C‑491/21), rendu le 22 février 2024, la Cour de justice de l’Union européenne a jugé que le refus d’un État membre de délivrer à l’un de ses ressortissant une carte d’identité, au seul motif qu’il est domicilié dans un autre État membre, est contraire au droit de l’Union.
En l’espèce, WA, un avocat de nationalité roumaine, exerce ses activités professionnelles en France et en Roumanie. Depuis 2014, il est domicilié en France. Les autorités roumaines lui ont délivré un passeport simple électronique indiquant qu’il est domicilié en France.
En 2017, WA a introduit une demande auprès des autorités roumaines aux fins de la délivrance d’une carte d’identité ayant valeur de document de voyage. Sa demande a été rejetée au motif qu’il n’avait pas établi son domicile en Roumanie. Suite à ce refus, WA a introduit un recours devant la cour d’appel de Bucarest tendant à obliger les autorités à lui délivrer le document en question. La cour d’appel de Bucarest a rejeté ce recours en estimant que la décision de refus était conforme au droit roumain prévoyant que les cartes d’identité ne sont délivrées qu’aux ressortissants roumains domiciliés en Roumanie. Le requérant a introduit un pourvoi en cassation contre ce jugement.
Lors de l’examen du pourvoi, la Haute Cour de cassation et de justice, avait des doutes quant à la conformité de la législation roumaine avec l’article 21, paragraphe 1, TFUE et l’article 45, paragraphe 1, de la Charte des droits fondamentaux de l’Union garantissant le droit de libre circulation et de séjour dans un autre État membre ainsi que l’article 4, paragraphe 3, de la directive 2004/38/CE relative au droit des citoyens de l'Union et des membres de leurs familles de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres. En vertu de cette dernière disposition, « [l]es États membres, agissant conformément à leur législation, délivrent à leurs citoyens, ou renouvellent, une carte d'identité ou un passeport indiquant leur nationalité ». Dans ces circonstances, la juridiction roumaine a décidé de surseoir à statuer et poser à la Cour de justice une question préjudicielle portant sur l’interprétation des dispositions susmentionnées.
La Cour de justice a d’abord constaté que l’article 4, paragraphe 3, de la directive 2004/38 laissait aux États membres le choix du type de document de voyage (carte d’identité ou passeport) qu’ils sont obligés de délivrer à leurs propres ressortissants. Cette disposition ne les oblige pas à émettre deux types de documents de voyage pour leurs ressortissants.
La Cour de justice a considéré que la législation roumaineétablit une différence de traitement entre les citoyens roumains domiciliés à l’étranger, y compris dans un autre État membre, et ceux qui sont domiciliés en Roumanie. En effet, les ressortissants roumains domiciliés en Roumanie ont le droit de se faire délivrer un passeport et une carte d’identité, tandis que les ressortissants roumains domiciliés dans un autre État membre ne peuvent se faire délivrer qu’un passeport.
La Cour a rappelé que, même si la délivrance des cartes d’identité relève de la compétence des États membres, cette compétence doit être exercée dans le respect du droit de l’Union et, notamment, de l’article 21, paragraphe 1, TFUE. Bien que l’article 4, paragraphe 3, de la directive 2004/38 laisse aux États membres le choix de délivrer à ses ressortissants soit une carte d’identité soit un passeport, il ne leur permet pas de traiter de manière moins favorable les ressortissants qui ont exercé leur droit de circulation et de séjour au sein de l’Union européenne. La législation roumaine en vertu de laquelle la délivrance d’une carte d’identité ayant valeur de document de voyage peut être refusée au seul motif que la personne concernée a établi son domicile dans un autre État membre est susceptible de dissuader les ressortissants roumains d’exercer leur droit à la libre circulation et au libre séjour au sein de l’Union.
En outre, une telle législation est susceptible d’entraver l’exercice du droit de circulation et de séjour même dans les situations où les ressortissants roumains domiciliés dans un autre État membre sont titulaires d’un passeport. A cet égard, la Cour a relevé qu’il ressortait du dossier ainsi que des réponses aux questions posées lors de l’audience que WA n’a pas pu, pendant un certain temps, se rendre en France puisqu’il ne disposait pas de carte d’identité ayant valeur de document de voyage alors que son passeport se trouvait à l’ambassade d’un pays tiers à Bucarest pour l’obtention d’un visa. La Cour de justice a conclu que la législation roumaine constituait une restriction au droit de circuler et de séjourner librement prévu à l’article 21, paragraphe 1, TFUE. Vu que l’article 45, paragraphe 1, de la Charte, « reflète le droit conféré par l’article 21, paragraphe 1, TFUE », la législation en cause constitue également une restriction du droit garanti à l’article 45, paragraphe 1, de la Charte.
A sa défense, le gouvernement roumain faisait valoir que la restriction pouvait être justifiée au motif que la législation en question contribuait à rendre l’identification et le contrôle de l’adresse du domicile des ressortissants roumains plus efficaces. Le contrôle de l’adresse des personnes résidant dans un autre État membre constituerait une charge administrative disproportionnée pour les autorités roumaines. La Cour de justice a rejeté cette argumentation en observant que « ce type de considérations d’ordre administratif » ne saurait justifier une dérogation aux règles du droit de l’Union européenne. Elle a constaté que le gouvernement roumain n’a pas pu démontrer en l’espèce l’existence d’un objectif légitime de nature à justifier la législation restreignant le droit de libre circulation et de séjour dans un autre État membre.
En conclusion, la Cour a jugé que l’article 21 TFUE et l’article 45, paragraphe 1, de la Charte, lus en combinaison avec l’article 4, paragraphe 3, de la directive 2004/38 s’opposaient à une législation nationale en vertu de laquelle un État membre peut refuser la délivrance d’une carte d’identité à l’un de ses ressortissants au seul motif que celui-ci est domicilié dans un autre État membre.
L’arrêt WA rappelle que, même lorsqu’une disposition du droit secondaire de l’Union européenne, telle que l’article 4, paragraphe 3, de la directive 2004/38, confère une certaine marge de manœuvre aux États membres dans la mise en œuvre du droit de l’Union, l’exercice de cette discrétion reste soumis au respect des droits fondamentaux consacrés dans les Traités et dans la Charte. L’arrêt confirme également l’acception large de la notion d’entrave aux libertés fondamentales, laquelle englobe les mesures susceptibles de dissuader les citoyens de l’Union d’exercer leurs droits de libre circulation.
Reproduction autorisée avec la référence suivante : Alicja Słowik, Libre circulation des personnes et délivrance de pièces d’identité, actualité n° 7/2024, publiée le 23 février 2024, par le Centre d’études juridiques européennes, disponible sur www.ceje.ch