Dans un arrêt de grande chambre, rendu le 14 novembre 2017, la Cour de justice de l’Union européenne a abordé un cas inédit en matière de citoyenneté européenne. Une ressortissante espagnole, Mme Ormazabal, s’est rendue au Royaume-Uni pour poursuivre ses études avant d’être employée à temps plein auprès de l’ambassade de Turquie à Londres. Elle a ensuite acquis la nationalité britannique par la voie de la naturalisation, tout en conservant sa nationalité espagnole. Quelques années plus tard, elle s’est mariée avec un ressortissant d’un Etat tiers, M. Lounes. Celui-ci a effectué une demande auprès des autorités britanniques en vue de l’obtention d’un titre de séjour au motif qu’il était un membre de la famille au sens de l’article 2, point 2, et 3, paragraphe 1, de la directive 2004/38. Le ministre de l’Intérieur britannique a rejeté sa demande au motif que son épouse, citoyenne de l’Union, a acquis par la voie de la naturalisation la nationalité britannique, ce qui l’exclut du champ d’application personnel de la directive 2004/38.
La question posée à la Cour de justice était de savoir si un citoyen de l’Union européenne avait la faculté de se prévaloir, pour son compte ou pour celui de son conjoint, de la directive 2004/38, voire, à défaut, de l’article 21, paragraphe 1, TFUE, dans la mesure où le citoyen de l’Union avait fait usage de sa liberté de circulation en se rendant et en séjournant dans un Etat membre autre que celui dont il a la nationalité, qu’il avait acquis la nationalité dudit Etat membre, tout en conservant sa nationalité d’origine, puis s’était marié avec un ressortissant d’Etat tiers avec lequel il continue de résider sur le territoire dudit Etat membre.
S’agissant de la directive 2004/38, la Cour de justice a rappelé sa jurisprudence dans laquelle elle a déclaré que, selon une interprétation littérale, systématique et téléologique, les dispositions de la directive 2004/38 ne régissent que les conditions d’entrée et de séjour d’un citoyen de l’Union dans les Etats membres autres que celui dont il a la nationalité, et qu’elles ne permettent pas de fonder un droit de séjour dérivé en faveur des ressortissants d’un Etat tiers, membres de la famille d’un citoyen de l’Union, dans l’Etat membre dont celui‑ci possède la nationalité (point 33).
En effet, l’article 3, paragraphe 1, de la directive 2004/38 se réfère à la notion « d’Etat membre autre que celui dont il a la nationalité », de même les articles 6, 7, paragraphes 1 et 2, et 16, paragraphes 1 et 2, se réfèrent au droit de séjour d’un citoyen de l’Union et au droit de séjour dérivé des membres de sa famille, soit dans « un autre Etat membre », soit dans « l’Etat membre d’accueil » (point 35). De plus, le but de la directive est de faciliter et de renforcer l’exercice du droit des citoyens de l’Union de circuler et de séjourner librement sur le territoire des Etats membres, dont son objet régit les conditions d’exercice de ce droit (point 36).
La Cour a considéré que la directive 2004/38 ne vise en aucun cas à régir le séjour d’un citoyen de l’Union dans l’Etat membre dont celui‑ci possède la nationalité, et par extension à conférer sur le territoire de ce même Etat membre, un droit de séjour dérivé aux membres de la famille de ce citoyen de l’Union, ressortissants d’un Etat tiers (point 37). En l’occurrence, Mme Ormazabal, ayant la nationalité britannique et séjournant au Royaume-Uni, ne répond plus à la définition de la notion de « bénéficiaire » au sens de l’article 3, paragraphe 1, de la directive 2004/38 (points 41-42). De surcroît, selon la Cour, même si elle possède la double nationalité, depuis l’acquisition de la citoyenneté britannique, celle-ci ne séjourne plus dans un « Etat membre autre que celui dont (elle) a la nationalité », au sens de l’article 3, paragraphe 1, de la présente directive (point 43). Elle ne peut donc plus l’invoquer pour son compte ou pour celui de son conjoint.
S’agissant de l’article 21, paragraphe 1, TFUE, la Cour de justice a rappelé sa jurisprudence dans laquelle elle avait reconnu que des ressortissants d’Etats tiers, membres de la famille d’un citoyen de l’Union, qui ne pouvaient pas bénéficier d’un droit de séjour par le biais de la directive 2004/38, pouvaient néanmoins se voir reconnaître un tel droit par le biais de l’article 21, paragraphe 1, TFUE (point 46). D’après celle-ci, un droit de séjour dérivé en faveur d’un ressortissant d’un Etat tiers, membre de la famille d’un citoyen de l’Union dans le contexte de l’article 21, paragraphe 1, TFUE, est admissible que lorsqu’il est nécessaire pour assurer l’exercice effectif par ce citoyen de sa liberté de circulation. En effet, un refus de reconnaissance d’un tel droit porterait atteinte à l’exercice de cette liberté et à l’effet utile des droits que le citoyen de l’Union en question tire de l’article 21, paragraphe 1, TFUE (point 48).
En l’espèce, la Cour a estimé tout d’abord qu’il ne s’agissait pas d’une situation purement interne, car dans l’arrêt Freitag, elle avait reconnu qu’un rattachement au droit de l’Union existait envers des personnes ressortissantes d’un Etat membre et séjournant légalement sur le territoire d’un autre Etat membre dont elles possédaient également la nationalité (point 50). Ce faisant, le fait que Mme Ormazabal séjourne au Royaume-Uni et qu’elle ait acquis la nationalité britannique, en sus de sa nationalité d’origine, ne la prive pas pour autant des droits qu’elle peut tirer de l’article 21, paragraphe 1, TFUE. Ainsi, Mme Ormazabal pouvait légitiment se prévaloir de l’article 21, paragraphe 1, TFUE.
Quant à M. Lounes, l’époux de Mme Ormazabal, la Cour a déclaré que cette disposition inclut également le droit de mener une vie familiale normale dans l’Etat membre d’accueil pour le citoyen de l’Union, en y bénéficiant de la présence des membres de sa famille à ses côtés (point 52). Ainsi, celui-ci doit pouvoir bénéficier d’un droit de séjour dérivé en sa faveur au sens de l’article 21, paragraphe 1, TFUE, afin que Mme Ormazabal puisse mener une vie familiale normale avec son compagnon au Royaume-Uni.
La Cour de justice a développé trois raisons qui justifient l’adoption de cette solution. Premièrement, dans l’hypothèse où Mme Ormazabal ne pouvait pas bénéficier de l’article 21, paragraphe 1, TFUE, celle-ci serait traitée de la même manière qu’un citoyen de l’Etat membre d’accueil n’ayant jamais quitté celui-ci (point 54). Or, la Cour a estimé qu’un Etat membre ne peut pas restreindre les effets découlant de la possession d’une seconde nationalité d’un autre Etat membre, en particulier les droits qui sont attachés à celle-ci en vertu du droit de l’Union (point 55).
Deuxièmement, les droits conférés par l’article 21, paragraphe 1, TFUE ont pour but de favoriser l’intégration progressive du citoyen de l’Union concerné dans la société de l’Etat membre d’accueil. Or, le fait qu’un citoyen de l’Union acquiert la nationalité de l’Etat membre d’accueil, mais tout en le privant des droits conférés par la disposition irait à l’encontre de ce but (point 58).
Troisièmement, le citoyen de l’Union qui a exercé sa liberté de circulation et qui a acquis la nationalité de l’Etat membre d’accueil en sus de sa nationalité d’origine serait, en matière de vie familiale, traité moins favorablement qu’un citoyen de l’Union qui a également exercé sa liberté de circulation mais qui ne posséderait que sa nationalité d’origine (point 59).
Enfin, la Cour a conclu que les conditions d’octroi du droit de séjour dérivé en faveur du ressortissant d’un Etat tiers, tirées de l’article 21, paragraphe 1, TFUE ne doivent pas être plus strictes que celles prévues par la directive 2004/38, et que cette dernière doit être appliquée par analogie en dépit du fait qu’elle ne couvre pas la situation du présent cas d’espèce (point 61).
David Trajilovic, « Un ressortissant d’un Etat tiers bénéficie d’un droit de séjour même si le citoyen de l’Union possède également la nationalité de l’Etat membre d’accueil », actualité du 21 novembre 2017, disponible sur www.ceje.ch