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La notion de « membre du Parlement européen » et les immunités attachées à ce statut: l’affaire Junqueras Vies

Elisabet Ruiz Cairó , 23 décembre 2019

La Cour de justice de l’Union européenne a rendu, le 19 décembre 2019, l’arrêt Junqueras Vies, dans lequel elle définit la notion de « membre du Parlement européen » et clarifie le moment où les immunités attachées à ce statut débutent.

L’affaire à l’origine de cet arrêt a une forte composante politique. Alors qu’il était en détention provisoire pour rébellion ou sédition, désobéissance et détournement de fonds dans le cadre des mouvements en faveur de l’indépendance de la Catalogne, M. Junqueras Vies s’est présenté aux élections au Parlement européen. Le 13 juin 2019, la commission électorale centrale espagnole a proclamé officiellement les résultats desdites élections. Malgré l’élection de M. Junqueras Vies, la Cour suprême espagnole lui a refusé de sortir de prison pour prêter serment devant la commission électorale centrale, comme requis par la loi électorale espagnole, pour prendre possession de son siège au Parlement européen. M. Junqueras Vies estime que la Cour suprême a violé son immunité, telle que prévue à l’article 9 du Protocole sur les privilèges et immunités de l’Union européenne. Cette disposition institue des immunités au bénéfice des membres du Parlement européen mais ne définit pas cette notion. La Cour de justice de l’Union européenne appréhende ce terme en tenant compte du contexte et des objectifs de la disposition.

La Cour examine d’abord le contexte dans lequel l’article 9 du protocole a été introduit. Elle rappelle que l’Union européenne est fondée sur le principe de démocratie représentative (article 10, para. 1, TUE) et que la qualité de membre du Parlement européen découle du fait d’être élu au suffrage universel direct, libre et secret, tel qu’établi à l’article 14, para. 3, TUE. La Cour signale ensuite que la procédure d’élection des membres du Parlement européen est régie, dans chaque État membre, par les dispositions nationales (article 8, al. 1, de l’acte électoral). La Cour conclut que les États membres « demeurent en principe compétents pour réglementer la procédure électorale ainsi que pour procéder, au terme de celle-ci, à la proclamation officielle des résultats électoraux » et que « le Parlement européen ne dispose d’aucune compétence générale l’habilitant à remettre en cause la régularité d’une telle proclamation ou à en contrôler la conformité avec le droit de l’Union » (point 69).

Si la procédure électorale relève d’une compétence nationale, l’acquisition de la qualité de membre du Parlement européen est commune à tous les États membres et « intervient du fait et au moment de la proclamation officielle des résultats électoraux » effectuée par ceux-ci (point 71). Ainsi, dès que les États membres proclament leurs résultats électoraux, les élus sont considérés comme membres du Parlement européen et bénéficient des immunités prévues à l’article 9 du protocole sur les privilèges et immunités de l’Union européenne. En particulier, l’article 9, al. 2, de cet instrument établit des immunités qui couvrent les membres du Parlement européen lorsqu’ils se rendent au lieu de réunion de celui-ci ou en reviennent, et donc, également, lorsqu’ils se rendent à la première réunion du Parlement européen. La Cour estime, en conséquence, « qu’une personne qui a été officiellement proclamée élue au Parlement européen doit être regardée comme ayant acquis, de ce fait et à partir de ce moment, la qualité de membre de cette institution (…) ainsi que comme bénéficiant, à ce titre, de l’immunité prévue au deuxième alinéa de cet article » (point 81).

La Cour corrobore ensuite cette conclusion en se penchant sur les objectifs du protocole. Cet instrument vise à assurer l’indépendance des institutions de l’Union européenne et à garantir le principe de démocratie représentative. Il est donc conforme avec ces objectifs de garantir à chacun de ses membres la possibilité de se rendre sans entrave à la première réunion de la nouvelle législature dès la proclamation officielle des résultats.

Ce raisonnement permet à la Cour de conclure que M. Junqueras Vies bénéficiait d’une immunité en vertu de l’article 9, al. 2, du protocole dès la proclamation officielle des résultats électoraux par l’Espagne. Se pose ensuite la question de savoir si la détention provisoire aurait dû être levée du fait d’une telle immunité. La Cour répond à cette question dans l’affirmative et signale que l’immunité s’oppose en effet à un placement en détention provisoire entravant la liberté des membres du Parlement européen de se déplacer au lieu de la première réunion de la nouvelle législature. En tout état de cause, si la juridiction nationale avait estimé qu’une telle détention provisoire devait être maintenue, elle aurait dû demander au Parlement européen de lever l’immunité de M. Junqueras Vies dans les plus brefs délais.

L’arrêt Junqueras Vies était sans doute l’un des plus attendus de l’année par les institutions espagnoles. Outre les effets potentiels pour M. Junqueras Vies, cet arrêt a déjà eu un impact sur la situation de deux autres élus au Parlement européen qui se trouvaient dans des circonstances similaires, M. Puigdemont et M. Comín. La Cour, dans une ordonnance rendue le 20 décembre 2019 dans l’affaire C-646/19 P (R) Puigdemont et Comín c. Parlement, a annulé l’ordonnance du Tribunal dans l’affaire T‑388/19 R Puigdemont et Comín c. Parlement, qui rejetait les mesures provisoires demandées par les deux intéressés, et a renvoyé l’affaire au Tribunal pour son réexamen.

Au-delà de ses implications en Espagne, cet arrêt contribue à l’uniformité de la procédure de nomination des membres du Parlement européen. Ainsi, si les procédures électorales varient encore d’un État membre à l’autre et les listes électorales sont encore fortement nationales, la définition d’un système d’immunités qui s’applique de manière uniforme sur tout le territoire de l’Union européenne contribue sans doute au système démocratique européen. Cet arrêt garantit en effet une prise en compte pleine du vote des citoyens européens puisque, comme souligné par le Président du Parlement européen, la qualité de membre du Parlement résulte uniquement d’une telle votation et non pas des formalités définies par les États.

Elisabet Ruiz Cairó, "La notion de « membre du Parlement européen » et les immunités attachées à ce statut: l’affaire Junqueras Vies", actualité du 23 décembre 2019, www.ceje.ch