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Le traité modificatif : vers une Union sans piliers ou des piliers sans union ?

Eléonore Maitre , 29 octobre 2007

Dans la nuit du 18 au 19 octobre 2007, les vingt-sept chefs d’Etat et de gouvernements réunis à Lisbonne se sont mis d’accord sur le projet final de traité modificatif qui devra mettre un terme à une crise institutionnelle commencée avec le rejet du traité constitutionnel en 2005. Celui que l’on surnomme déjà « traité de Lisbonne » devra encore passer l’épreuve d’une ratification par tous les Etats membres et l’on peut déjà entrevoir que celle-ci ne sera pas aisée. C’est donc une énième modification des deux traités actuellement en vigueur qui vient d’être approuvée alors qu’en 2004 encore il paraissait absolument nécessaire de réaliser une refonte complète de ces textes constitutifs.

On pourrait se réjouir en lisant les intitulés des futurs traités (le traité sur l’Union européenne et le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne qui désignera à l’avenir l’actuel traité sur la Communauté européenne (PDF)) de l’apparente clarté qu’ils semblent apporter quant à la répartition des fonctions que chacun devra jouer. On pourrait également se réjouir de ce que la fusion entre la Communauté et l’Union semble vouloir conforter l’indication faite par le feu traité constitutionnel de la décision d’abandonner la structure à piliers qui complexifie depuis quinze ans déjà l’appréhension de cet ordre juridique particulier. On pourrait se réjouir enfin de l’abandon de la dichotomie qu’engendre l’existence parallèle et souvent superposée d’une Communauté et d’une Union. On n’oubliera toutefois pas la valeur historique de la première, fondation de ce qui ne sera connu par la future génération que sous le terme générique d’Union. Mais l’Europe se dirigerait-elle véritablement vers une Union sans cesse plus étroite ? Rien n’est moins sûr. La prudence est de rigueur et une analyse critique quoique essentiellement limitée à des questions de structure de l’Union fusionnée apparaît nécessaire

L’article 1 du futur traité sur l’Union européenne indique que « [l’]Union est fondée sur le présent traité et sur le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne [...]. Ces deux traités ont la même valeur juridique. L’Union se substitue et succède à la Communauté européenne. » Deux traités constitutifs pour une Union unique. Tout un programme ! Le premier, après une première partie ayant effectivement trait à l’organisation et aux principes régissant l’Union, contient pourtant un titre V intitulé « dispositions générales relatives à l’action extérieure de l’Union et dispositions spécifiques concernant la politique étrangère et de sécurité commune ». Stupeur ! Le deuxième pilier n’aurait-il pas disparu ? Le futur traité sur l’Union n’abrogerait donc pas cette structure tripartite caractéristique d’un ordre où se côtoient encore Communauté et Union ?

Une lecture plus précise des dispositions de ce titre V s’impose. Première surprise avec, à l’article 11 paragraphe 1 première phrase, une formule que l’on n’a pas l’habitude de retrouver à cet endroit qui se réfère à une « compétence de l’Union » en matière de politique étrangère. Mais la deuxième phrase remet déjà les pendules à l’heure intergouvernementale. Cette politique est en effet soumise à des règles et procédures spécifiques desquelles il ressort notamment que l’unanimité au Conseil est la règle et que la Cour de justice ne bénéficie pas de compétence. C’est d’ailleurs toujours au Conseil européen que revient le rôle primordial en la matière (identification des intérêts stratégiques, fixation des objectifs, élaboration de la politique, etc.) toutefois partagé pour partie avec le Conseil de l’Union et le haut représentant pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, mais à l’exclusion générale du Parlement européen dont les pouvoirs ont pourtant largement été étendus au terme de cette réforme institutionnelle.

On tourne encore quelques pages de ce futur traité sur l’Union, mais on ne retrouve pas de titre IV sur la coopération policière et judiciaire en matière pénale (CPJP). Pas de troisième pilier ? Une communautarisation aurait-elle été opérée ? Et d’ailleurs peut-on encore parler d’une approche communautaire là où la Communauté n’existe plus ? Les juristes qui se réjouissaient déjà de cette dénomination unique pourraient bien grincer des dents, dès lors qu’une structure à piliers subsiste effectivement, de ne plus pouvoir utiliser cette distinction terminologique pourtant très utile.

C’est dans le second traité sur le fonctionnement de l’Union que l’on retrouve la CPJP sous un titre global « Espace de liberté, de sécurité et de justice » et deux chapitres intitulés « coopération judiciaire en matière pénale » et « coopération policière ». Si la « communautarisation » semble ici être au rendez-vous, c’est principalement par le biais de mesures d’encouragement ou de l’adoption de règles minimales par le Parlement et le Conseil. Un pas important pour un domaine touchant la sensibilité nationale, mais un pas timide qui évoque encore le troisième pilier. A l’article 240ter, on retrouve d’ailleurs les exceptions familières à la compétence de la Cour, notamment la garantie de certaines prérogatives étatiques déjà âprement défendues lors des modifications antérieures que sont le maintien de l’ordre public et la sauvegarde de la sécurité intérieure par les Etats membres. Toutefois, la compétence de la Cour pour statuer à titre préjudiciel qui était soumise à une acceptation par les Etats membres devient, avec le futur traité, obligatoire et soumise aux mêmes conditions que n’importe quel autre domaine.

L’abandon suggéré de la structure à piliers ayant pour résultante une plus grande intégration encore des Etats membres au sein de l’Union ne serait donc qu’un mirage. En effet, c’est plutôt le contraire qui semble s’être produit et un retour au national qui transparaît d’un certain nombre de prescriptions générales ou particulières.

En vertu de l’article 5 du futur traité sur l’Union, celle-ci « n’agit que dans les limites des compétences que les Etats membres lui ont attribuées dans les traités », tandis que aux termes de l’article 5 de l’actuel traité CE, « la Communauté agit dans les limites des compétences qui lui sont conférées ». Cette approche restrictive des compétences de l’Union masque à peine la volonté de reprise par les Etats membres des rennes d’une souveraineté qu’ils avaient senti glisser entre leurs doigts au terme d’arrêts de la Cour de Justice devenus célèbres, tel l’arrêt AETR (CJCE 22/70, Commission c. Conseil, Rec.1971, p. 263) consacrant la théorie des pouvoirs implicites au sein du traité CE. En outre, l’article 2 paragraphe 2 du futur traité sur le fonctionnement de l’Union consacre que les Etats membres pourront à nouveau exercer leur compétence dans la mesure où l’Union a cessé de l’exercer marquant également ce retour à une souverainisme de la part des Etats membres dont on aurait pu croire, à tort, qu’il s’était atténué.

De plus, l’institutionnalisation de l’organe intergouvernemental par excellence qu’est le Conseil européen, quoique positive vu la possibilité que cela ouvrira de contester ses décisions, a permis aux Etats membres d’entrer par la grande porte dans le centre névralgique décisionnel de l’Union. En effet, les exemples ne manquent pas de dispositions dans lesquelles le Conseil européen se voit attribuer un rôle qui jusque-là n’existait pas. L’exemple plus frappant est celui de l’article 42 du futur traité sur le fonctionnement de l’Union qui prévoit que si un membre du Conseil (comprendre un Etat membre) considère qu’un acte en cours d’adoption porterait atteinte au système de sécurité sociale, il peut demander la saisine du Conseil européen.

En outre, au lieu de saisir l’occasion de cette réforme pour convaincre les Etats les plus récalcitrants à prendre pleinement part aux actions communes, c’est bien un traité « à la carte » qui a été signé à Lisbonne consacrant notamment un nouvel opt-out britannique à l’endroit de la Charte des droits fondamentaux. C’est à l’article 6 du futur traité sur l’Union que l’on retrouve une référence expresse à ce texte auquel est accordé une valeur contraignante quoique limitée. Cette charte qui, même si on avait craint la disparition après le rejet du traité constitutionnel par les français et les néerlandais en 2005, avait eu l’ambition d’être entièrement intégrée dans les traités eux-mêmes, se retrouve finalement en proie à une reconnaissance différenciée au sein même de l’Union qui la consacre.

La poursuite d’une politique « à deux vitesses » est par ailleurs marquée par le maintien d’une disposition dans le futur traité sur l’Union (article 10) autorisant les Etats membres à recourir entre eux à des coopérations renforcées. D’une manière générale, tous les domaines où l’Union ne dispose pas de compétences exclusives pourront faire l’objet de telles coopérations, à condition qu’au moins neuf Etats y participent, soit exactement un tiers d’entre eux dans une Union à vingt-sept, mais un pourcentage bien plus faible dès qu’un nouvel élargissement aura lieu. Une incitation à avancer et à donner des impulsions lorsqu’il est impossible de trouver un compromis, mais également une invitation à une opposition quasi permanente pour les Etats qui, bien que membres à part entière, souhaitent éviter toute progression sur la pente de l’intégration.

On rappellera encore la reconduction douloureuse imposée par la Pologne du compromis de Ioannina qui, s’il ne s’est jusqu’à présent jamais révélé d’une grande utilité prouve, si besoin en était encore, la prudence d’Etats qui tendaient, disait-on, à créer une Union sans cesse plus étroite ?

C’est donc dans un esprit de prudence à l’égard de l’Union plutôt que de coopération mutuelle entre ses Etats membres que s’inscrit un traité qui, s’il reprend largement les dispositions du feu traité constitutionnel, ne s’en écarte pas moins quant à son idéal de construction d’une Union autonome et cohérente. L’abandon des symboles et le rejet quasi unanime du terme par trop étatique de « Constitution » en attestent d’ailleurs nettement. Ce sont donc des réjouissances limitées au soulagement de voir enfin le dénouement d’une négociation acharnée pour une réforme institutionnelle de longue haleine, et un flot d’interrogations supplémentaires ainsi que le sentiment d’une occasion manquée qui ressortent de cette analyse structurelle du traité de Lisbonne et de l’Union nouvelle qu’il crée. Mais dans une Union à vingt-sept, l’ambition de créer une fédération d’Etats d’où intergouvernementalisme et souverainisme devrait être bannis ne tient-elle pas de l’utopie qui ne peut survivre à la réalité d’intérêts économiques et sociaux toujours plus pressants ?


Reproduction autorisée avec indication : Eléonore Maitre, "Le traité modificatif : vers une Union sans piliers ou des piliers sans union ?", www.ceje.ch, actualité du 29 octobre 2007.