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Les actions syndicales comme obstacles aux libertés de circulation

Diane Grisel , 21 juin 2007

La crainte du dumping social et des délocalisations sont au coeur de deux affaires portées devant la Cour de justice et dont les conclusions ont été présentées le 23 mai 2007.

Dans l’affaire Laval Partneri Ltd c. Svenska Byggnadsarbetareförbundet e.a. (C-341/05), dont les conclusions ont été rédigées par l’avocat général Mengozzi, pas moins de 14 Etats membres, ainsi que la Commission européenne, la Norvège, l’Islande et l’Autorité de surveillance AELE ont souhaité soumettre leurs arguments à la Cour en déposant des observations. Dans cette affaire, la Cour est appelée à se prononcer sur la compatibilité avec le droit communautaire d’actions collectives déclenchées par les syndicats dans le but de contraindre un prestataire de services établi dans un Etat membre de respecter, dans l’Etat membre d’accueil, les conditions de travail prévues dans une convention collective. Le litige à l’origine des questions préjudicielles posées par le juge suédois oppose Laval Partneri Ltd, une entreprise de construction lettone ayant détaché plusieurs dizaines de travailleurs de Lettonie pour l’exécution de chantiers en Suède, au syndicat suédois des travailleurs du secteur du bâtiment et des travaux publics (ci-après « le syndicat »). N’étant pas parvenu à conclure un accord avec Laval sur le rattachement de cette dernière à la convention collective du bâtiment en vigueur en Suède, laquelle détermine notamment les taux de salaire appliqués dans la branche, le syndicat a déclenché des actions de blocus obligeant Laval à interrompre ses travaux et à liquider sa filiale suédoise en charge des chantiers.

Dans ses observations liminaires, l’avocat général admet l’applicabilité du droit communautaire dans la présente affaire en réfutant notamment l’argument selon lequel le droit de recourir à l’action collective, en raison de son statut de droit fondamental, échappe à l’application des libertés de circulation prévues par le Traité CE. Se référant à la Convention européenne des droits de l’homme, à la Charte sociale européenne, à la Charte communautaire des droits sociaux fondamentaux, à la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et aux traditions constitutionnelles des Etats membres, l’avocat général reconnaît le rang de droit fondamental au droit de recourir à l’action collective en vue de défendre les intérêts des membres d’un syndicat. Cette constatation n’exclut toutefois pas l’application des libertés fondamentales du Traité CE, mais nécessite une mise en balance des exigences relevant de l’exercice de ce droit fondamental avec celles découlant des libertés de circulation.

L’avocat général adresse ensuite les questions préjudicielles en commençant par exposer l’articulation entre la directive 96/71 concernant le détachement de travailleurs effectué dans le cadre d’une prestation de services (JO L 18 du 21.1.1997, p. 1) et l’article 49 CE, lequel consacre la libre prestation des services. Considérant que la directive 96/71 constitue une interprétation spécifique de l’article 49 CE et qu’en raison de son caractère « minimaliste », elle n’épuise pas l’application de cette dernière disposition, l’avocat général en conclut que l’examen des faits de la cause s’impose à la lumière tant de la directive que de l’article 49.

Avant d’apprécier la conformité des actions de blocus à l’aune du droit communautaire, l’avocat général examine la question préalable de l’éventuel effet direct des dispositions de la directive 96/71 et de l’article 49 CE. S’agissant dans un premier temps de la directive 96/71, son application en l’espèce a été contestée car le litige oppose des personnes privées et que les directives ne peuvent pas, selon une jurisprudence constante, déployer d’effet direct horizontal. La particularité du cas d’espèce tient au système suédois, dans lequel la protection des travailleurs est assurée par des conventions collectives conclues par les partenaires sociaux, qui s’appliquent à plus de 90% des travailleurs du secteur privé. Or la directive 96/71, aux termes de son article 3, alinéa 1, let. c, oblige l’Etat membre d’accueil (en l’occurrence la Suède) à veiller à ce que notamment les taux de salaire minimal appliqués dans cet Etat soient étendus aux travailleurs d’une entreprise établie dans un autre Etat membre qui sont détachés sur son territoire. La directive vise les taux de salaire minimal prévus dans des dispositions législatives ou dans des conventions collectives ou sentences arbitrales déclarées d’application générale, c’est-à-dire qui doivent être respectées par toutes les entreprises appartenant au secteur ou à la profession concernée. Or en Suède, en raison de la portée très large des conventions collectives, le législateur n’a pas jugé nécessaire d’en étendre formellement les effets par le biais d’une déclaration d’application générale. Il convient donc en premier lieu de juger si la Suède, en n’émettant pas de déclaration d’application générale, a manqué à ses obligations découlant de la directive. Ce n’est en effet qu’en cas de réponse affirmative que la question de l’éventuel effet direct des dispositions de la directive sur les partenaires sociaux sera pertinente. L’avocat général considère cependant que la mise en œuvre de la directive à laquelle a procédé la Suède est suffisante. En effet, le système suédois, qui reconnaît aux organisations syndicales le droit de recourir à l’action collective pour imposer les conditions salariales prévues par les conventions collectives, est apte à atteindre le double objectif de la directive, à savoir la protection minimale des travailleurs détachés et l’égalité de traitement entre les prestataires de services et les entreprises nationales se trouvant dans une situation comparable. En outre, la directive, qui permet en vertu de son article 3, alinéa 7, d’appliquer des conditions de travail et d’emploi plus favorables aux travailleurs, ne fait pas obstacle à ce qu’un taux de salaire déterminé dans une convention collective soit étendu aux prestataires étrangers par le biais du déclenchement d’actions collectives mais une telle faculté doit s’effectuer dans le respect de l’article 49 CE.

Dans un second temps, s’agissant précisément de l’application de l’article 49 CE, l’avocat général élabore deux théories sur la question de l’effet direct dans la présente affaire, laquelle oppose deux particuliers. Premièrement, il rappelle que la Cour a déjà admis une forme d’application horizontale de l’article 49 CE. Elle a en effet déjà jugé que les « dispositions communautaires en matière de libre circulation des personnes et de libre prestation des services ne régissent pas seulement l’action des autorités publiques, mais s’étendent également aux réglementations d’une autre nature visant à régler, de façon collective, le travail salarié et les prestations de service » (arrêt Meca-Medina du 18 juillet 2006, aff. C-519/04 P, § 24). Certes, ce n’est pas la légalité d’une telle réglementation qui en cause dans la présente affaire, mais l’exercice du droit d’engager une action collective à l’encontre d’un prestataire de services étranger. Selon l’avocat général toutefois, cette distinction n’importe pas quant à l’applicabilité de l’article 49 CE, mais uniquement s’agissant de la détermination de l’existence d’une entrave à la libre prestation de services. Il plaide donc pour une application directe de l’article 49 CE, considérant que « le déclenchement d’une action collective constitue, en définitive, une forme de l’exercice, par les organisations syndicales, de leur autonomie juridique dans le but de régler les prestations de services (...) » (§ 160). Cette conclusion s’impose en raison des larges compétences conférées aux organisations syndicales en Suède, qui ont un effet collectif sur le marché suédois du travail. Deuxièmement, l’avocat général considère que l’effet direct horizontal de l’article 49 CE ne doit pas être limité au principe de non-discrimination en raison de la nationalité concrétisé par cette disposition, mais doit être étendu aux entraves indistinctement applicables. Jusqu’à présent, les arrêts admettant un effet direct de l’article 49 à des réglementations d’autorités non publiques n’avaient pas clairement reconnu que l’effet horizontal s’appliquait également aux restrictions à la libre prestation de services indépendantes de considérations de nationalité. Une limitation de la portée horizontale de la liberté ancrée à l’article 49 CE aux seules restrictions discriminatoires porterait cependant atteinte à la sécurité juridique et serait inconciliable avec le caractère fondamental de cette liberté.

L’avocat général considère que l’exercice de l’action collective en cause dans la présente affaire constitue une restriction à la libre prestation des services, à mesure qu’il est susceptible d’entraîner des coûts importants pour le prestataire étranger. Il rappelle que si, en principe, il est admissible que l’Etat membre d’accueil impose aux prestataires établis dans un autre Etat membre sa réglementation relative au salaire minimal, de telles règles doivent cependant poursuivre un intérêt général et être nécessaires et proportionnées. S’agissant précisément des raisons impérieuses invoquées pour justifier ces restrictions, l’avocat général précise qu’il convient de prendre en considération les objectifs poursuivis par les organisations syndicales, à savoir la protection des travailleurs et la lutte contre le dumping social. De telles motivations sont, de jurisprudence constante, reconnues comme des raisons impératives d’intérêt général susceptibles de justifier une restriction à la libre prestation de services. C’est en conséquence l’examen de la proportionnalité des actions collectives déployées en l’espèce qui permet d’apprécier en définitive leur légalité. Cette analyse doit être effectuée par le juge national, mais l’avocat général mentionne néanmoins les paramètres qui doivent être pris en considération. La proportionnalité des actions collectives dépend ainsi principalement, d’une part, de l’avantage réel conféré aux travailleurs par les conditions prévues dans la convention collective et, d’autre part, de la comparaison avec la protection qui leur est déjà offerte dans l’Etat membre d’établissement de la société qui les emploie (la Lettonie).

Les conclusions de la seconde affaire (conclusions de l’avocat général Poiares Maduro dans l’affaire The International Transport Workers’ Federation et The Finnish Seamen’s Union, aff. C-438/05) portent également sur l’application des libertés de circulation du Traité à des actions entreprises par des syndicats. Elles admettent pareillement l’application horizontale directe des libertés de circulation à un litige opposant deux particuliers, soit d’une part le syndicat national de marins finlandais et à la fédération internationale des ouvriers du transport et, d’autre part, la société finlandaise opératrice de ferries Viking Line ABP. Les syndicats avaient menacé de grève et de boycotts Viking Line ABP si cette dernière, pour profiter de niveaux de salaires inférieurs, transférait son lieu d’établissement en Estonie. L’avocat général Poiares Maduro conclut, s’agissant de l’effet direct horizontal de l’article 43 CE, que « les dispositions sur la libre circulation s’appliquent à une action privée qui, en raison de son effet général sur les titulaires de droits à la libre circulation, est susceptible de les restreindre dans l’exercice de ces droits, en soulevant un obstacle qu’ils ne peuvent raisonnablement contourner » (§ 48).

Dans la première affaire sous examen (aff. C-341/05), la Cour a considéré que le fait de confier aux syndicats le soin d’imposer aux prestataires de services étrangers le taux de salaire minimal appliquée en Suède constituait une mise en œuvre satisfaisante de la directive. Dans ce contexte, il paraît conséquent d’appliquer directement l’article 49 CE à des actions déclenchées par les organisations syndicales, puisqu’elles agissent en vertu de l’autonomie et des pouvoirs que lui a conféré l’autorité publique et que leurs actions se substituent à une déclaration d’application générale émise par l’Etat. Dans la seconde affaire brièvement présentée plus haut, l’influence suffisante qu’une action privée est susceptible d’exercer sur les titulaires des droits à la libre circulation constitue le critère apparemment déterminant pour appliquer les libertés de circulation à des acteurs privés. Ces deux affaires, lesquelles permettront à la Cour de se prononcer sur la légitimité des actions syndicales au regard du droit communautaire, seront également l’occasion d’aborder une nouvelle fois la question de l’effet horizontal direct des libertés de circulation. Il est cependant vain, à notre avis, d’espérer qu’une théorie générale se dessinera sur ce thème controversé.


Reproduction autorisée avec indication : Diane Grisel, "Les actions syndicales comme obstacles aux libertés de circulation", www.ceje.ch, actualité du 21 juin 2007.