fb-100b.png twitter-100.pnglinkedin-64.png | NEWSLETTER  |  CONTACT |

Applicabilité de la Charte des droits fondamentaux à des sanctions nationales en matière de fraude fiscale

Araceli Turmo , 27 février 2013

La Cour de Justice a rendu le 26 février 2013, dans l’affaire Åkerberg Fransson (C-617/10), un arrêt qui fera date dans la protection des droits fondamentaux dans l’Union européenne. Elle statuait ici sur renvoi préjudiciel d’une juridiction pénale suédoise, saisie de poursuites engagées contre M. Åkerberg Fransson pour fraude fiscale aggravée, tant en matière de TVA que de cotisations patronales, sur le fondement de dispositions nationales. Le défendeur avait déjà fait l’objet de sanctions administratives devenues définitives, pour les mêmes faits. La juridiction suédoise a interrogé la Cour sur la compatibilité de ces nouvelles poursuites avec le principe ne bis in idem, tel qu’énoncé à l’article 50 de la Charte des droits fondamentauxet à l’article 4 du protocole n° 7 à la CEDH.

La première question posée à la Cour de justice était donc celle de sa compétence pour répondre aux questions posées en l’espèce. La recevabilité du renvoi était contestée par la Commission européenne, ainsi que par plusieurs gouvernements : s’agissant de poursuites engagées sur le fondement de dispositions fiscales de source purement nationale, l’affaire n’entrerait pas dans le champ de la « mise en œuvre du droit de l’Union », condition nécessaire à l’application de la Charte (article 51, par. 1), mais dont le sens exact restait à déterminer. Des interrogations subsistaient en effet sur l’incidence de la différence entre cette expression et celle antérieurement utilisée par la Cour en matière de droits fondamentaux, qui visait le « champ d’application » du droit de l’Union, formule d’ailleurs reprise dans les explications de la Charte. L’avocat général Cruz Villalón avait d’ailleurs tranché en faveur de l’irrecevabilité en ses conclusions, dans lesquelles il plaidait pour une clarification de ce critère, fondée sur le degré de connexité entre le droit de l’Union « mis en œuvre » et l’exercice de la puissance publique de l’État mis en cause.

La Cour de justice rejette cependant ces arguments, et retient une conception extensive du champ d’application de la Charte, accordant une signification équivalente à ces deux formules. Elle affirme tout d’abord que la Charte des droits fondamentaux doit être considérée comme applicable dès lors que l’on se situe dans le champ d’application du droit de l’Union : il ne s’agit donc pas uniquement des cas de mise en œuvre effective, par les États membres, de dispositions spécifiques. En l’espèce, la Cour relève que le litige concerne notamment des fraudes à la TVA, et que l’obligation de coopération loyale ainsi que des dispositions spécifiques à cette matière imposent aux États membres l’obligation de prendre toutes mesures propres à garantir la perception de ces recettes, alors qu’ils ont également, sur la base de l’article 325 TFUE, celle de lutter contre les activités illicites portant atteinte aux intérêts financiers de l’Union. Dès lors, toute sanction pour fraude à la TVA constitue une mise en œuvre de ces dispositions, du fait qu’elle vise à sanctionner des comportements attentatoires aux intérêts financiers de l’Union, et donc à mettre en œuvre une obligation imposée par les traités aux États membres. Il convient de noter que ce raisonnement avait été explicitement rejeté par l’Avocat général, selon qui l’application du principe ne bis in idem en droit suédois est un problème général pour l’architecture de son régime de sanctions, tout à fait indépendant de la perception de la TVA. Selon M. Cruz Villalón, l’on ne peut pas non plus affirmer que la directive 2006/112 a « anticipé » un transfert de toutes les garanties constitutionnelles entourant l’exercice du pouvoir de sanction en matière de perception de la TVA des États vers l’Union.

Ayant établi sa compétence, la Cour répond ensuite aux questions préjudicielles, écartant la recevabilité de l’une d’entre elles, qui visait une législation n’étant pas en vigueur en Suède, et devait donc être considérée comme purement hypothétique. La Cour de justice rappelle que la compatibilité d’un cumul de poursuites pénales avec une sanction fiscale définitive dépend de la qualification de celle-ci comme ayant un caractère pénal. Cette qualification relève de la compétence de la juridiction nationale, à l’aide de trois critères : la qualification de l’infraction en droit interne, sa nature et le degré de sévérité de la sanction encourue. La matière n’étant pas entièrement déterminée par le droit de l’Union, la juridiction nationale peut également considérer ce cumul contraire à des standards nationaux plus élevés pour la protection des droits fondamentaux, dans la mesure où elle aboutit néanmoins à une sanction effective, proportionnée et dissuasive.

Enfin, la Cour de justice répond à la question par laquelle la juridiction suédoise l’interrogeait sur la compatibilité avec le droit de l’Union d’une pratique judiciaire subordonnant l’obligation d’écarter une disposition nationale contraire avec la CEDH ou la Charte à la condition que cette contrariété ressorte clairement des textes invoqués ou de la jurisprudence y afférente. La Cour rappelle que, l’Union n’ayant pas encore adhéré à la Convention, le droit de l’Union ne régit pas les rapports entre cet instrument et les droits nationaux. Cependant, elle estime qu’une telle pratique peut empêcher le juge national d’apprécier pleinement, le cas échéant en procédant à un renvoi préjudiciel, la compatibilité de la disposition nationale avec la Charte. Dans la mesure où tel serait l’effet de cette pratique judiciaire, le droit de l’Union s’oppose donc nécessairement à son maintien.

Bien que seules des précisions jurisprudentielles ultérieures permettront de déterminer la portée de cette solution, la Cour paraît ici retenir une conception particulièrement large de sa propre compétence pour contrôler le respect des droits fondamentaux par les États membres. Tels qu’ils sont formulés, et dès lors qu’ils s’appuient sur des considérations aussi générales que la protection des intérêts financiers de l’Union ou l’obligation de coopération loyale, les motifs de cet arrêt paraissent donc fonder une interprétation extensive du champ d’application de la Charte des droits fondamentaux.


Reproduction autorisée avec l’indication: Araceli Turmo, « Applicabilité de la Charte des droits fondamentaux à des sanctions nationales en matière de fraude fiscale », www.ceje.ch, actualité du 27 février 2013.