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Identité linguistique et intégration économique : quelle articulation ?

Laura Marcus , 14 avril 2016

Une fois n’est pas coutume, s’agissant d’un axe de recherche du CEJE, la présente Actualité va tenter d’apporter une proposition de réponse à la demande de décision préjudicielle actuellement pendante devant la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), posée par le Tribunal de commerce de Gand (Belgique) le 16 janvier 2015 dans l’affaire C-15/15 dans une affaire ayant trait à l’identité linguistique d’un Etat membre face à l’intégration économique de l’Union européenne.

La demande en interprétation préjudicielle concerne la question de savoir si l’article 45 TFUE doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une réglementation de la Communauté flamande de Belgique (qui constitue une entité fédérée de cet Etat membre) qui impose à toute entreprise ayant son siège d’exploitation sur le territoire de cette entité d’établir ses factures à caractère transfrontalier dans la seule langue officielle de cette entité (le néerlandais) à peine de nullité des factures, nullité qui doit être soulevée d’office par le juge ?

A titre liminaire et en l’absence d’informations plus substantielles quant au contexte du présent litige, nous partirons de l’hypothèse que celui-ci relève bien du champ d’application de l’article 45 TFUE. Nous émettons toutefois une réserve à ce propos, ne voyant pas de manière évidente en quoi l’établissement de factures peut concerner la libre circulation des travailleurs (d’autant plus que le litige au principal semble opposer deux entreprises et que la demande de décision préjudicielle est posée par le tribunal de commerce de Gand qui ne traite en principe pas de questions relatives aux relations employeurs-travailleurs).

Ensuite, quant à la question de l’existence d’une entrave à la libre circulation causée par la réglementation litigieuse, il convient de rappeler que les dispositions du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne relatives à la libre circulation des personnes visent à faciliter l’exercice d’activités professionnelles sur le territoire de l’Union par les ressortissants des Etats membres. L’article 45 TFUE s’oppose ainsi à toute mesure qui, même applicable sans discrimination fondée sur la nationalité, est susceptible de gêner ou de rendre moins attrayante l’exercice, pour les ressortissants de l’Union, de cette liberté fondamentale.

Or il ressort des informations présentes dans la demande de décision préjudicielle analysée ici que, pour l’établissement de factures à caractère transfrontalier par les entreprises ayant leur siège d’exploitation en Flandre, seule la langue néerlandaise fait foi.

En notre sens, une telle réglementation est susceptible d’avoir un effet dissuasif envers les travailleurs et employeurs non néerlandophones en provenance d’autres Etats membres et constitue dès lors une restriction à la libre circulation des travailleurs (si, comme souligné ci-avant, le litige relève effectivement de l’application de l’article 45 TFUE).

Notons que ce constat avait été réalisé par la CJUE, à propos du même décret flamand de 19 juillet 1973, dans une affaire Anton Las (C-202/11 du 16 avril 2013, pts 21-22) à propos de la langue obligatoire (le néerlandais) de rédaction des contrats de travail transfrontaliers par des employeurs ayant leur siège d’exploitation en Flandre.

Quant aux possibilités de justification de la mesure en cause, la CJUE avait énoncé dans l’affaire précitée que « s’agissant de la justification d’une telle restriction, il est de jurisprudence bien établie que des mesures nationales susceptibles de gêner ou de rendre moins attrayant l’exercice des libertés fondamentales garanties par le traité ne peuvent être admises qu’à la condition qu’elles poursuivent un objectif d’intérêt général, qu’elles soient propres à garantir la réalisation de celui-ci et qu’elles n’aillent pas au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre l’objectif poursuivi » (pt 23).

Dans l’affaire analysée ici, en l’absence d’informations quant aux motifs de justification qui pourraient, le cas échéant, être invoqués par le gouvernement belge, nous soulignons, comme l’avait fait la CJUE dans l’arrêt de principe Groener (C-379/87 du 28 novembre 1989), que « les dispositions du [droit de l’Union] ne s’opposent pas à l’adoption d’une politique qui vise la défense et la promotion de la langue d’un Etat membre » (pt 19). La Cour ajoutera toutefois à cet égard que ces dispositions nationales ne peuvent en aucun cas être disproportionnées par rapport au but poursuivi et les modalités de leur application ne doivent pas comporter de discriminations au détriment des ressortissants d’autres Etats membres.

Ainsi, aux termes de l’article 3, paragraphe 3, quatrième alinéa, TUE et de l’article 22 de la charte des droits fondamentaux, l’Union européenne respecte la diversité linguistique de ses Etats membres. De même l’article 4, paragraphe 2, TUE garantit le respect par l’UE de l’identité nationale des Etats membres dont fait partie la protection de la ou des langues officielles de ceux-ci (arrêt Anton Las précité, pt 26).

L’objectif de promotion et de protection de l’emploi et de la connaissance de la langue néerlandaise en Belgique (une des langues officielles de cet Etat membre) peut dès lors assurément constituer un motif légitime de nature à justifier l’entrave à la libre circulation constatée plus haut.

Toutefois, comme déjà évoqué, si une telle restriction pourrait être justifiée par le motif de protection de la langue officielle d’un Etat membre, encore faudrait-il que la réglementation litigieuse soit proportionnée à cet objectif de protection.

Sans pouvoir évaluer la proportionnalité de la mesure litigieuse faute d’informations suffisantes quant aux motifs de justification qui pourraient, le cas échéant, être invoqués, il peut être souligné que, dans l’affaire Anton Las qui concernait la même réglementation que dans la présente cause, la CJUE avait conclu que la mesure litigieuse n’était pas proportionnée à l’objectif poursuivi car celle-ci allait au-delà de ce qui était strictement nécessaire pour atteindre cet objectif. En l’occurrence, il avait été relevé par la Cour que, dans le cadre d’une relation contractuelle transfrontalière, les parties au contrat ne maîtrisent pas nécessairement la langue officielle de l’Etat membre concerné. En outre, des mesures moins attentatoires à la libre circulation des travailleurs étaient disponibles.

Au vu de ce qui précède, il nous parait possible de répondre à la question préjudicielle en ce sens que l’article 45 TFUE doit être interprété comme s’opposant à une réglementation d’une entité fédérée d’un Etat membre qui impose à toute entreprise ayant son siège d’exploitation sur le territoire de cette entité d’établir ses factures à caractère transfrontalier dans la seule langue officielle de cette entité, à peine de nullité des factures relevée d’office par le juge.

Cette proposition de réponse nous semble rechercher un juste équilibre entre protection de la diversité linguistique des Etats membres et intégration économique de l’Union européenne, équilibre basé principalement sur la proportionnalité de la mesure litigieuse.

Cette réponse comporte toutefois une dimension très conditionnelle en ce qu’elle intervient dans un contexte informatif fortement limité et dans l’hypothèse selon laquelle le litige en cause relève effectivement de l’article 45 TFUE.

Laura Marcus, "Identité linguistique et intégration économique: quelle articulation?", Actualité du 14 avril 2016, www.ceje.ch