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D’Amsterdam à Lisbonne : dix ans d’espace de liberté, de sécurité et de justice

Aurore Garin , 30 avril 2008

Si le traité de Maastricht a été à l’origine de la « pilarisation » de l’activité de l’Union, et notamment de la JAI (justice et affaires intérieures - 3ème pilier), force est de constater que le concept d’ « espace de liberté, de sécurité et de justice » (ELSJ) est né avec le traité d’Amsterdam. L’ELSJ figure d’ailleurs au nombre des objectifs que l’Union se propose de réaliser (article 2 UE). L’ambition des rédacteurs du traité d’Amsterdam a été reprise et prolongée par les conclusions du Conseil européen de Tampere des 15 et 16 octobre 1999, illustrant ainsi la volonté des Etats de concilier le droit de circuler librement dans toute la Communauté avec un degré élevé de protection et de sécurité. Le colloque organisé le 29 avril 2008 par le Centre d’études juridiques européennes de l’Université de Genève a été l’occasion de mesurer le chemin parcouru depuis l’avènement de l’ELSJ et d’analyser les apports du traité de Lisbonne dans ce domaine. Il s’agissait par conséquent de dresser un bilan de cet ELSJ et d’envisager les perspectives futures.

En premier lieu, le Professeur Labayle s’est intéressé à l’architecture institutionnelle du traité de Lisbonne dans le cadre des dispositions relatives à l’ELSJ. Il a tout d’abord indiqué que le traité de Lisbonne n’avait introduit aucune innovation majeure par rapport au traité constitutionnel. L’aspect le plus marquant du traité modificatif a été la normalisation structurelle (« retour à la normale »), qui se caractérise par une rationalisation du dispositif institutionnel. M. Labayle a précisé que cette rationalisation de la construction européenne était visible à deux niveaux : d’une part, l’on a pu assister à une « banalisation dans le jeu institutionnel », puisque le Conseil européen voit son existence légitimée par l’article 68 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) ; d’autre part, une véritable rationalisation de la procédure est à l’œuvre dans le traité de Lisbonne, en ce sens que la procédure législative ordinaire prend son envol et permet une généralisation de la majorité qualifiée. Par ailleurs, le Professeur Labayle a mis en lumière la clarification des objectifs et des enjeux opérée par le traité de Lisbonne. Avec la définition de la compétence partagée, un rôle prépondérant est attribué aux principes de subsidiarité et de solidarité dans la mise en place progressive de l’ELSJ. En définitive, il conviendra, à l’avenir, de résoudre les problèmes posés par la multiplication des situations dérogatoires, qui risquent de mettre à mal la cohérence et l’équilibre de l’ELSJ dans une « Europe à la carte ».

En deuxième lieu, la Professeure Dony s’est attelée à analyser le cadre normatif, issu du traité de Lisbonne, pour l’ELSJ, et en particulier l’évolution de la JAI depuis 1993. Cette évolution comprend trois étapes. La première étape, qui coïncide avec l’adoption du traité de Maastricht, se caractérise par une situation insatisfaisante, et ceci à trois égards : d’une part, l’Union disposait d’instruments juridiques peu opérationnels dans la pratique (positions et actions communes) ; d’autre part, la coexistence avec Schengen privait le troisième pilier de presque tout son contenu ; enfin, le juge communautaire se trouvait totalement démuni lorsqu’il se trouvait confronté à des affaires touchant à la JAI. Le traité d’Amsterdam, élaboré dans l’optique de corriger les imperfections du traité sur l’Union européenne, a constitué un progrès certain, mais malgré tout insuffisant. La « communautarisation » des dispositions relatives aux « visas, asile, immigration et autres politiques liées à la libre circulation des personnes » figure parmi les avancées, de même que l’intégration de l’acquis de Schengen dans le droit de l’Union européenne par le biais d’un protocole joint au traité. Pourtant, l’efficacité juridique limitée des nouveaux instruments introduits à Amsterdam (tels que les conventions) ainsi que l’existence de nombreux conflits de base juridique résultant du morcellement de l’ELSJ a quelque peu éclipsé les timides réalisations de ce traité. Le traité de Lisbonne a, quant à lui, favorisé une réunification de l’ELSJ en l’intégrant dans le cadre communautaire. Dans ce contexte, les instruments classiques de la méthode communautaire ont été privilégiés (règlements, directives) et le contrôle juridictionnel a été étendu.

La Professeure Kaddous a complété cet examen du cadre normatif et institutionnel par une analyse de la dimension externe de l’ELSJ. Elle a insisté sur les développements extérieurs qui ont eu lieu dans un premier temps de manière un peu hasardeuse et en fonction des intérêts géopolitiques des priorités des présidences de l’Union européenne. A partir de juin 2000, lors du Conseil européen de Feira, la volonté politique de structurer les relations extérieures de l’Union en matière d’ELSJ a été clairement exprimée. Mme Christine Kaddous a également indiqué que l’ELSJ avait été conçu « dans une perspective essentiellement interne », répondant à la fois à des exigences liées à la nature et à la spécificité des matières concernées ou tenant encore à l’environnement externe de cet ELSJ. En effet, l’élaboration progressive de l’ELSJ sur le plan interne impliquait inévitablement la mise en place d’un espace extérieur sûr. La nécessité de faire face à la menace terroriste après le 11 septembre a servi d’impulsion en matière de coopération internationale. Concernant le volet migratoire, toute une série d’accords de réadmission ont été conclus en vue de lutter efficacement contre l’immigration illégale. La Professeure Kaddous a, de surcroît, mis en exergue les perspectives ouvertes par le traité de Lisbonne dans la dimension externe de l’ELSJ, grâce notamment à la clarification des compétences de l’Union en la matière et à la codification de la jurisprudence de la Cour relative aux compétences implicites externes, mais également par une « normalisation » de l’ELSJ qui se concrétise dans la pratique par une généralisation de la majorité qualifiée. Des potentialités nouvelles semblent découler des dispositions du traité de Lisbonne : l’attribution à l’Union de la personnalité juridique, la suppression des piliers ainsi que la définition d’un catalogue de principes, valeurs et objectifs guidant l’ensemble de l’action extérieure permettront sans doute de mieux asseoir l’action de l’Union européenne sur la scène internationale.

Dans la perspective de dresser un bilan global de l’ELSJ, M. Jean-Yves Carlier s’est penché sur la question des progrès réalisés pour « les libertés ». Tout au long de son exposé, il a souligné les progrès constants au sein de cet ELSJ. Pourtant, le traité fondateur consacrait déjà, en 1957, les libertés fondamentales, et notamment la liberté de circulation des personnes. Dans la pratique, seuls les agents économiques jouissaient véritablement de la liberté de circuler et de séjourner sur le territoire des Etats membres. Peu à peu, le cercle des bénéficiaires de ces libertés s’est élargi : Dès 1990, trois directives successives ont vu le jour, qui accordaient un droit de séjour aux retraités, aux étudiants et aux rentiers. L’avènement de la citoyenneté européenne a facilité encore davantage la généralisation, déjà amorcée, du droit de séjour. Appuyé par une jurisprudence audacieuse, le législateur communautaire a franchi un pas supplémentaire en adoptant la directive 2004/38 qui a instauré un droit de séjour permanent au profit des citoyens de l’Union. Le statut de citoyen a d’ailleurs été qualifié de « fondamental » par la Cour de justice, et constitue au demeurant un concept utile pour étendre autant que faire se peut le droit de séjour des ressortissants d’Etats tiers résidant sur le territoire communautaire. La directive 2003/109 en est l’illustration. En outre, le Professeur Carlier a précisé que l’établissement d’un espace de liberté sur le plan interne supposait l’existence de contrôles renforcés aux frontières extérieures au territoire communautaire ; il a conclu son exposé en affirmant que le traité de Lisbonne pourrait apporter, selon lui, une réelle contribution dans le domaine des garanties juridictionnelles.

M. Gilles de Kerchove, Coordinateur européen de la lutte contre le terrorisme, a abordé la question des progrès accomplis pour la sécurité. A ses yeux, les avancées sont remarquables, « surtout en termes de concepts ». Le bilan de la mise en œuvre du programme de La Haye s’avère positif. Les Etats membres ont pris conscience qu’ils ne peuvent se cantonner à leur sécurité interne, mais qu’il est indispensable de garantir la sécurité de tous. Dans ce contexte, le principe de disponibilité (accessibilité de l’information par les services de police) a pris une ampleur considérable : le traité de Prüm, qui prévoit une mise en réseau des informations policières, concrétise ce principe de disponibilité, de même que la mise sur pied du Système d’information Schengen II (SIS II), dont la performance a été accrue par l’intégration de la biométrie. M. de Kerchove a regretté que les initiatives demeurent trop modestes dans le domaine du renseignement, l’objectif étant, à terme, d’encourager les Etats à se doter d’une plateforme commune afin de partager l’information en matière terroriste. Le chantier reste malgré tout immense et le traité de Lisbonne permet de mettre en adéquation l’évolution institutionnelle avec l’expérience acquise. En vérité, « les Etats membres resteront les maîtres de la sécurité intérieure », l’Union européenne n’étant que le support d’une telle action. Toutefois, M. de Kerchove a relevé un certain nombre de carences qu’il paraît impératif de corriger. En premier lieu, il convient d’intensifier les relations entre Europol et Eurojust et de les rendre plus étroites. Par ailleurs, il serait souhaitable que « le Parlement européen et le Conseil définissent les garanties en matière de collecte, d’échange et d’utilisation des données ». Enfin, les relations qu’entretient l’Union européenne avec certains pays tiers peuvent apparaître exagérément proactives, en atteste l’affaire des PNR avec les Etats-Unis.

En dernier lieu, la Professeure Weyembergh s’est interrogée sur les progrès réalisés dans le domaine de la justice. Elle a souhaité aborder successivement trois aspects. La procédure préjudicielle d’urgence est le résultat d’une longue réflexion menée depuis le programme de La Haye. La finalité consiste à promouvoir une coopération accrue entre les juridictions nationales et le juge communautaire. Cependant, l’on peut légitimement craindre un engorgement de la Cour de justice, d’autant plus qu’une telle procédure a été ouverte à tous les Etats membres, aujourd’hui au nombre de 27. A cet égard, Mme Weyembergh suggère de créer une juridiction spécialisée dans les questions liées à l’ELSJ, en vue de décharger la Cour de justice du surcroît de travail. Par ailleurs, Mme Weyembergh a souligné la multiplication des instruments juridiques visant à concrétiser le principe de reconnaissance mutuelle. On en dénombre actuellement huit, quatre ayant été adoptés formellement, les autres ayant fait l’objet d’un accord politique. Quant au contenu des textes adoptés, le bilan reste mitigé, le niveau de confiance mutuelle variant en fonction du type d’acte. Ainsi par exemple, le mandat d’arrêt européen a permis une pleine concrétisation de la reconnaissance mutuelle, ce qui n’est pas le cas du mandat d’obtention des preuves. Mme Weyembergh a également indiqué que le traité de Lisbonne devrait en principe améliorer la situation actuelle grâce, entre autres, à la consécration du principe de la reconnaissance mutuelle, à la généralisation de la majorité qualifiée dans la prise des décisions et à un contrôle juridictionnel plus poussé. Enfin, le rapprochement des législations nationales ne doit pas être négligé. La Professeure Weyembergh a conclu son intervention en affirmant que l’harmonisation des règles procédurales fait encore défaut, même si le traité de Lisbonne semble ouvrir des perspectives nouvelles dans ce domaine.

Il ressort des conclusions présentées par le Professeur Jean-Victor Louis qu’un phénomène de « banalisation » découle du nouveau traité. Cette banalisation porte tout d’abord sur les instruments (règlements, directives) qui ont été privilégiés, mais également sur la procédure, puisque la codécision sera désormais la procédure législative ordinaire. Une autre idée a été avancée par le Professeur Louis : nulle organisation n’avait poussé la libre circulation des personnes aussi loin que l’Union européenne. Cette généralisation de la libre circulation et du droit de séjour a été rendue possible grâce à une action conjointe du législateur communautaire et de la Cour de justice. Finalement, comme l’a souligné M. de Kerchove, liberté et sécurité, loin d’être incompatibles, se complètent. La conciliation de ces deux impératifs constituera sans doute un défi majeur pour l’avenir.


Reproduction autorisée avec indication : Aurore Garin, "D’Amsterdam à Lisbonne : dix ans d’espace de liberté, de sécurité et de justice", www.ceje.ch, actualité du 30 avril 2008.